J’ai acheté tous les journaux, ils ne présentent que trois acteurs: les casseurs qui disent « on casse, on a pas le choix », les flics qui disent « faut ramener l’ordre, on a pas le choix » et les experts qui ont le choix, ils disent tout et son contraire. Rendons justice à l’agent immobilier, il a tout compris. Après sa plaisanterie sur ma poignée de main à la caisse d’épargne, il a appelé son ami prof de lycée.

– Regardez, Monsieur Michel, voilà Mohammed. Il a tout comme vous. Jeans, veste en cuir, écharpe, pas rasé, 32 ans. Vous allez vous entendre.

C’est vrai, tout colle, sauf l’âge, j’en ai 36. Et il va falloir pas mal d’entrées dans ce blog pour épuiser ce qu’a dit Mohammed en moins de deux heures, dans un café glacial sur la place de la gare. C’est d’ailleurs en le quittant que j’ai commencé la liste de tous les sujets que l’Hebdo va devoir creuser. Il y en a, au bas mot, pour six à huit semaines de boulot. La rédaction en chef va-t-elle soutenir l’opération au delà de Noël, quand les banlieues seront retournées à leur hibernation? Les lecteurs vont-ils tenir le coup? Les articles sauront-ils s’enchaîner avec le suspense, avec la précision fatale d’un grand puzzle en construction?

Pour la faire courte, Mohammed a deux frères et six sœurs. Son père, arrivé en 1953, est aujourd’hui bien usé d’avoir avalé beaucoup d’amiante et d’autres toxiques avec le père du gérant immobilier dans l’équipe de nuit à la fonderie de la grande usine Simca, future grande usine Talbot, future grande usine Chrysler, future grande usine Peugeot, qui fermera sous ce nom.

Les émeutes? Mohammed les attendaient. Concours de circonstances: la fin du ramadan, les mômes fatigués par le jeûne et les soirs de veille, Sarkozy en chef de bande qui provoque, les deux frères morts dans le transformateur. La fin des vacances et un 1er novembre férié, il n’en fallait pas plus. Autodestructeur? Bien sûr. C’est de la révolte, c’est un mouvement violent, on ne va pas lui demander de descendre dans la rue danser le ballet. Ce n’est pas construit intellectuellement comme 68, parce que ce ne sont pas des étudiants. Mais c’est un mouvement aussi important que 68 et la République ne pourra plus jamais faire comme si de rien n’était.

De son diagnostic politique, ne retenons que deux thèmes. D’abord, le « communautarisme subi ». Ce n’est pas parce qu’ils voulaient rester ici entre eux que les immigrés sont ici entre eux. C’est parce que Paris ne les veut pas. La mixité que Mohammed a vécue comme enfant à l’école a disparu. Ses classes de 35 élèves en comptent 32 ou 33 de couleur. Les parents blancs détournent la carte scolaire avec de fausses adresses ou des aspirations bidons comme apprendre le russe, qui n’est pas enseigné ici. Ils font aussi boomer les écoles privées. Plus grave encore, la fameuse « sectorisation » des universités. La Sorbonne se barricade. Un bac de banlieue, même mention très bien, ne donne droit qu’à une fac de banlieue. Cela s’appelle Paris 8 ou Paris 13, mais cela n’a rien de Paris, c’est Saint-Denis ou Villetanneuse.

Second thème: « l’écoeurement des grands frères ». Ils sont des centaines, les grands frères du département 93. Leurs parents sont humblement venus construire la France d’après guerre. Ils sont nés ici, il y a 28 à 45 ans. Ils ont voulu s’intégrer mais aussi tendre la main aux suivants. Parmi eux, combien de moniteurs de colo, d’éducateurs, de profs, d’entraîneurs de foot? Combien d’associations loi 1901 pour enseigner le théâtre ou envoyer les mômes respirer dans le Jura? Toute une génération de bonne volonté, de loyauté à la France, de pompiers pour éteindre les incendies et les émeutes durant toutes les années 1990.

Des sauveurs de la République, en somme. Mais alors, quels gestes de reconnaissance Marianne leur a-t-elle adressés? Rien. Nada. Et le parti socialiste, leur patrie naturelle, combien en a-t-il reconnus, accueillis, adoptés? Pas un seul. Ouais, juste Harlem Désir, qui n’a jamais été ministre. Pour les autres, il suffit d’ouvrir le Monde 2 ce matin, qui publie la galerie de portraits des généraux socialistes. Aubry, Delanoë, Emmanuelli, Fabius, Hollande, Lang, Montebourg, Peillon, Royal, Strauss-Kahn. Que des vieux Blancs, deux vieilles Blanches, tous héritiers, tous gardiens du temple de la gauche caviar. Les initiatives citoyennes des grands frères ont culminé durant le second mandat de François Mitterrand (1988-1995). Mais alors toutes les occasions ont été soigneusement ratées, peut-être parce que tous les efforts de l’époque portaient sur la guerre de succession. « J’en veux grave à la gauche », résume Mohammed.

Parce qu’il a fallu attendre Chirac et le printemps 2005 pour qu’un strapontin de ministre soit offert à Azouz Begag, lequel aurait été beaucoup plus à l’aise à gauche. Il a fallu attendre Sarkozy pour plaider en faveur du droit de vote des immigrés. Entre temps, les grands frères, amers, ont renoncé à la politique. Certains ont rejoint les partis marginaux, Rouge ou Verts. D’autres les maisons de quartier. On s’étonne que les jeunes black et les jeunes beurs français n’aillent pas voter. Mais pour qui voteraient-ils? Il n’y a aucune représentativité des banlieues dans l’establishment politique français. Pas un seul député des cités à l’Assemblée nationale. C’est l’Etat autiste, comme dit Guy Sorman, géré par des élites telles qu’elles ne changent pas, totalement déconnectée de la société telle qu’elle est devenue.

A Bondy, les grands frères, écoeurés ou pas, ont leur rendez-vous. C’est le café « Aux armes de la ville », au coin de l’avenue de la République et de la rue Blanqui.

Serge Michel

Serge Michel

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