Ne vous faites pas de souci pour ma santé, je vais bien ! Je me repose en Afrique de l’ouest, où je suis en train de m’installer, de la fatigue et des émotions de trois semaines passées entre la Suisse, Bondy et Paris pour la promotion du livre Bondy Blog. Trois semaines durant lesquelles j’ai surtout entendu des louanges que je n’ai évidemment pas prises au sérieux. Même lorsque Michel Denisot, durant son Grand Journal, a dit : « en tout cas, c’est une belle leçon de journalisme », je n’ai pas relevé. Parce que je ne suis pas allé à Bondy donner des leçons de journalisme, mais tout simplement faire mon travail de reporter, comme je l’ai fait avant à Genève, à Zurich, à Téhéran, à Moscou, à Luanda, à Bagdad, à Kaboul et ailleurs. Si lui ou d’autres veut y voir une leçon, c’est son problème, pas le mien.

Cela dit, je me disais bien qu’il y aurait un retour de manivelle. Je ne suis pas surpris, juste un peu triste et déçu de me faire étriller par quelqu’un que je lis et que j’estime !

Je vais pourtant essayer de me défendre des accusations portées par l’honorable président de la République des livres à l’encontre de l’un de ses modestes sujets. Il paraît que cela ne se fait pas, qu’il faut subir cœur lourd et tête basse les foudres présidentielles ainsi que la kyrielle des commentaires bêtes et méchants qui se sentent par vous autorisés. Mais tout le monde admettra que c’est plus rigolo si le banlieusard, pardon le provincial, que dis-je ? le petit suisse plaide au moins une fois sa cause avant de disparaître dans la fournaise africaine.

Je pense que vous me faites un mauvais procès. En faire trop ? Voyez-vous, il fallait bien quelqu’un pour porter ce projet certes collectif au sein de la rédaction de L’Hebdo, y compris quand Bondy n’intéressait personne ; quelqu’un pour tailler le livre et en signer la préface ; quelqu’un pour répondre aux interviews. Il se trouve que ce fut moi, parce que j’avais vraiment pris Bondy à cœur, parce que j’avais déjà écrit deux livres aux éditions du Seuil et parce que mon installation comme pigiste en Afrique me rendait disponible au moment de la sortie du livre. Désolé, donc, pour cette personnalisation d’un projet collectif. Au moins vous aura-t-elle rendu service : c’était la faille dans laquelle vous vous êtes engouffré pour critiquer le Bondy Blog.

Je pense que votre agacement vient du fait que je suis – et que je reste, rassurez vous ! – un parfait inconnu. Si l’idée d’un Bondy Blog ou d’un Courneuve Blog avait émané d’un Serge July, d’un Jean-François Kahn ou d’un autre grand chevalier du manège médiatique parisien, personne ne lui aurait reproché d’en faire trop. De même, il ne vient à personne l’idée que Franz-Olivier Giesbert en fasse trop pour promouvoir son livre sur Chirac. Versailles est ainsi faite – pardon, Paris – qu’il y a les courtisans bien poudrés, autorisés à squatter tous les salons, tous les plateaux, toutes les ondes et les intrus, les malpropres, dont la présence même fugace provoque des grimaces et des murmures réprobateurs jusqu’à leur juste disparition.

Dit en passant, j’aurais trouvé sympathique que vous écriviez que je vous agaçais au lieu de dire que j’en faisais trop. On aurait alors été deux, moi qui agace, pour de bonnes ou mauvaises raisons et vous qui êtes agacé, pour de bonnes ou mauvaises raisons, au lieu de me faire porter seul le fardeau du pêché d’orgueil qui consiste à prendre la parole devant un auditoire qui ne m’a pas autorisé à le faire. Je veux bien croire qu’il est agaçant d’entendre parler du Bondy Blog à la Télé, à la radio et dans les journaux. C’est que l’attachée de presse du Seuil a bien fait son travail durant les trois semaines dites de « promotion du livre », mais aussi que ces médias étaient demandeurs de ce sujet ! Je n’ai pas supplié Le Monde pour « en rajouter une couche », comme vous dites avec dédain, Le Monde m’a demandé de résumer en 7 000 caractères ce que j’avais appris à Bondy.

Je regrette aussi que vous ayez sélectionné à charge les passages de l’introduction que vous citez. J’ai ainsi tempéré le jugement sur l’indigence de la presse française par des lignes que je ne vais pas reproduire ici, j’ai refroidi l’enthousiasme du New York Times et même les réserves que vous formulez (empathie, absence de distance, relation fusionnelle) sont tirées de mon texte. Comme vous ne les mettez pas en citation, cela vous pose dans le rôle du président omniscient de la République des livres et m’enferme dans celui du jeune écervelé qui n’a pas compris que sa vague va mourir avant d’atteindre les vrais, les augustes rivages. Je ne vous en veux pas, je sais trop que la nuance ne fait pas de bons papiers…

Quant aux faits. Oui, je pense que la couverture des émeutes par la presse française a été indigente. Je ne fais la leçon à personne en disant cela, j’émets une critique et ce n’est pas la même chose. Vous-même demandez dans un des commentaires « où va-t-on si on ne peut plus critiquer ». Il y a évidemment des exceptions, comme cet excellent papier de Marc Kravetz dans les Inrocks peu après les émeutes. Il y a ce blog de Libé à Aulnay, plus pro que le nôtre mais abandonné beaucoup trop tôt. Il y a aussi des médias qui couvrent vraiment les banlieues, surtout les radios. France Culture, RFI et France Inter font un très bon travail et depuis longtemps, parfois sous l’impulsion d’un journaliste persévérant comme Edouard Zambeaux. Mais pour le reste, je vois deux problèmes. Ponctuel, d’abord, au moment des émeutes. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les bons éléments des grandes rédactions ne se sont pas bousculés pour aller sur le terrain. J’ai des exemples très concrets et très cruels, notamment dans une rédaction que vous connaissez bien. Je les partagerais volontiers avec vous lors d’une discussion privée (par mail, voire au Lutecia, quel plaisir !) mais qu’est-ce que je vais me prendre si je m’aventure à citer des noms ici ! Et puis vous avez raison, ce n’est pas mon boulot. La couverture médiatique de ces jours d’émeutes est en revanche un bon sujet pour les étudiants en journalisme, que la France compte nombreux et talentueux ou pour les observatoires des médias (que la France compte nombreux), j’espère qu’ils s’en saisiront.

Plus généralement, c’est la manière dont le sujet « banlieues » s’est ensuite effacé des sommaires qui pose problème. Ou comment il ne ressurgit que pour l’affaire Halimi ou les casseurs des manifs anti-CPE. Pas tous les sommaires, évidemment ! Le Parisien fait du suivi, c’est bien et c’est son travail. Mais pour les rédactions nationales, je trouve que de ne s’intéresser à un territoire que lorsqu’il brûle témoigne à la fois d’un certain mépris et d’un certain manque de professionnalisme. D’accord, j’ai forcé le trait en insistant sur les journalistes de Saint-Germain. Mais la nuance, disions-nous… Je me suis aussi laissé aller en proposant parfois d’élever des esturgeons dans le canal de l’Ourcq pour que la gauche-caviar s’intéresse enfin au 93. Croyez bien que je regrette ces incartades.

Avant d’aborder la cause qui me tient à cœur, petite parenthèse sur le côté insupportable des étrangers qui se permettent de critiquer. Vous connaissez sans doute Crisis Group, une ONG au comité prestigieux. C’est une fabrique de poil à gratter pour tous les pays mal gérés. Les rapports admonestent à tour de bras et assomment les parties de recommandations. Tel dictateur doit libérer tel opposant. Tel ministère doit mettre fin à la corruption. Tel leader extrémiste doit être jugé pour ses crimes. La Banque mondiale doit faire ceci, ou cela. L’Union européenne doit absolument prendre telle mesure. Ce sont des textes intrusifs, arrogants, anglo-saxons et donc brillants, pertinents. Tout le monde en prend pour son grade – même si, en fin de compte, c’est le Nord qui donne des leçons au Sud. J’ai longtemps été frappé que Crisis Group cherche des poux à Mugabe pour chacun de ses actes mais n’ait rien à dire à George Bush ou Jacques Chirac. Du coup, je me suis frotté les yeux quand j’ai découvert qu’un rapport ICG du 9 mars faisait la leçon à la France sur sa gestion de sa minorité musulmane, avec des recommandations sensées mais plutôt sèches !

Je ne vais pas comparer la France à l’Ouganda. Mais j’ai le sentiment qu’il va falloir vous y habituer, que c’est une tendance lourde. Il y a eu le droit d’ingérence humanitaire de Bernard Kouchner, il y aura de plus en plus le droit d’ingérence intellectuelle et pardonnez-moi si j’y ai participé, à ma toute petite échelle. Peut-être est-ce plus facile à admettre pour les petits pays que pour les grandes nations. J’ai été journaliste au Nouveau Quotidien, pour lequel vous avez écrit des chroniques, à l’époque du scandale des fonds juifs, dans les années 1995-98. C’est une tempête inouïe de critiques de bonne et mauvaise foi qui s’est abattue sur la Suisse. Et nous, journalistes, nous y participions, en cherchant des scoops, en essayant de documenter cet épisode peu reluisant de l’histoire de notre pays, toute fierté nationale rentrée, ou presque, car notre sang n’a fait qu’un tour lorsqu’un quotidien britannique a fait sa une avec le fameux portique d’Auschwitz (Arbeit macht frei) qui ouvrait sur un paysage alpestre suisse. Le déballage a été inouï, mais salutaire. Le pays, les partis, les familles (la mienne) étaient déchirés, mais le travail de vérité a été mené jusqu’au bout et je me rends compte aujourd’hui que le regard des autres, même injuste, m’a aidé à comprendre ce qui s’était passé et à construire une identité liée à un pays.

Bon, et maintenant, la cause. Je pense que pour avoir biographié Albert Londres en 1989, vous admettrez qu’il n’est pas interdit pour un journaliste de rentrer de reportage avec une cause. N’allez pas penser que je compare Bondy au bagne de Cayenne ! J’ai reçu le prix Albert Londres il y a quelques années, j’ai tout lu de lui et je sais bien qu’il n’y a rien à comparer. Il se trouve que je suis allé à Bondy pour y faire un reportage et que j’y ai trouvé une cause. Pour tout vous avouer, j’ai même été beaucoup plus ému par ce que j’ai compris à Bondy que lors de voyage plus lointains et plus dangereux, à Bagdad ou à Kandahar. Peut-être parce qu’en arrivant sur un terrain de guerre, on pressent ce que l’on va y trouver, le gâchis des Américains, la souffrance des civils, la violence sectaire. On lit dans l’avion une masse d’excellents papiers écrits par des confrères, cela limite l’effet de surprise. Sur Bondy, il n’y avait pas masse d’excellents papiers. Peut-être aussi que l’émotion naît du fait de rencontrer des gens dont on se sent immédiatement proche, des amis que l’on a envie de conserver. Ailleurs aussi, j’ai trouvé des amis et surtout en Iran où j’ai vécu trois ans. Mais c’est différent. Cette différence me trouble, parce qu’on veut évidemment témoigner partout de la même sincérité, du même amour de l’autre, mais elle est là.

Bref, avant d’arriver à Bondy, cette notion de discrimination française à l’encontre des personnes issues de l’immigration restait pour moi théorique. Or je l’ai rapidement vue s’incarner, avec des dizaines de personnages, des dizaines d’histoires, et j’en suis resté stupéfait. J’exècre les théories du complot et je n’ai jamais parlé, comme vous l’écrivez trop rapidement, de complot des élites françaises pour maintenir les blacks et les beurs dans leur ghetto. Ce n’est pas un complot, c’est un système établi, une routine injuste de la République, que certains, petits et grands, tentent de faire évoluer : ils vont de notre blogger de Bondy qui nettoie le métro avec un bac + 4 en commerce international aux grands patrons de l’institut Montaigne (Claude Bébéar) qui ont compris l’enjeu. Je sais qu’ils y parviendront, parce que je suis tombé, à Bondy, sur une minorité qui a amorcé sa montée en puissance. Elle se meut encore lentement, en dessous de la surface de l’eau, mais parviendra un jour à la surface et tout ira alors beaucoup plus vite. Et si mes quelques lignes dans Le Monde ou mes quelques phrases dans une émission de France 5 peuvent accompagner et encourager son mouvement, hé bien j’en serais très fier.

Bien à vous,

Serge Michel

Serge Michel

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