En 2001,vous avez décidé d’élargir le recrutement de vos élèves en créant les Conventions éducation prioritaire avec des lycées de banlieues classés en ZEP. Pourquoi avez-vous entrepris cette démarche ? 

C’est parti d’une réflexion et d’une intuition. Nous étions cinq ou six dans un bureau, à Sciences-Po, un vendredi. Nous avons commencé à réfléchir aux problèmes de recrutement des élèves et de mixité sociale. C’est à ce moment-là que nous avons décidé de recruter aussi en Zones d’éducation prioritaire (ZEP), pour avoir un vrai renouvellement. Nous étions face à un ordre établi, avec des instruments de sélection invariants. Rien n’avait bougé depuis l’époque où j’étais élève à Sciences-Po et le moment où j’en étais devenu le directeur. La déviance, c’est de considérer que ce qui était invariant devient une variable. Nous avons travaillé autour d’une question: comment fait-on pour augmenter la richesse du corps étudiant à Sciences-Po au sens de la diversité des tempéraments, des intelligences et des mérites ? Nous avons changé de paradigme. Alors, tout est devenu possible.

Quelles sont les résistances auxquelles vous vous êtes heurté tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’institution ?

Il y a eu, à l’extérieur, la réaction de la nomenklatura parisienne, parce qu’on est encore dans un pays où le racisme social, la ghettoïsation sociale existent immensément.

Du racisme, ici, même chez les antiracistes ?

Oui. Etre antiracistes quand on vit toujours entre soi, c’est relativement facile. Mais se poser la question de la cohabitation avec des personnes diverses, que ce soit par la religion, le niveau socio-économique ou la culture, c’est autre chose. Ici, à Saint-Germain-des-Prés, on vit dans un ghetto très agréable. Mais il faut avoir l’argent. Il n’y a pas beaucoup de racistes à Saint-Germain-des-Prés, mais il n’y a pas beaucoup de races.

On a tenté de vous mettre des bâtons dans les roues…

Parce que j’ai touché au tabou du prétendu modèle républicain, qui interdit de voir dans les individus autre chose que leur qualité de citoyen français. J’ai dit à mes opposants que le modèle républicain était en train d’échouer magistralement. Ce fameux modèle, lequel est-ce ? Est-ce celui d’avant 1945, celui de la Révolution française jusqu’à la IIIe République ? Or, il avait quand même des défauts, entre autres celui de ne pas donner le droit de vote aux femmes. Est-ce celui de 1945 ? Mais à ce moment-là, c’est un modèle révolutionnaire, avec le Conseil national de la résistance et la Libération. Or, je constate que ceux qui défendent le modèle républicain se prévalent rarement de celui de 1945-46.

Quelles ont été les résistances internes ?

Ce fut un phénomène déjà plus intéressant, parce qu’en interne, la réaction très forte d’une partie des élèves était extrêmement sincère et d’une certaine manière, légitime. Les élèves issus des viviers traditionnels sont effectivement très bons. Je leur ai dit: « Vous êtes de très bons élèves, issus d’un système scolaire où l’on vous disait deux choses. Un, que vous êtes de très bons élèves; deux, que vous êtes de très bons élèves dans un système juste. » J’ai ajouté: « Vous êtes des très bons élèves dans un système injuste. »

Quel est le bilan chiffré des conventions ZEP depuis 2001 ?

Trois cents élèves de Sciences-Po ont été sélectionnés dans les quartiers populaires par le filtre des conventions ZEP. Ce n’est pas rien. Sur ces 300, une centaine a fait sa scolarité secondaire en Seine-Saint-Denis. En 2006-2007, sur les 550 élèves de Sciences-Po de première année, 75 sont issus des conventions ZEP.

Combien avez-vous d’élèves noirs de banlieue ?

Vous savez bien que je ne peux pas le savoir. Je suis très respectueux de la loi et de la HALDE (Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité). Plus sérieusement, sur les 300 élèves dont je parlais, deux-tiers ont l’un des deux parents qui n’ont pas la nationalité française et 50% ont les deux parents qui n’ont pas la nationalité française. Je ne sais pas s’ils sont blacks ou beurs. On peut donc penser que leurs parents ou assurément leurs grands-parents ont immigré en France. Mais attention, parmi les 300, il y a plein de Blancs. Et c’est quelque chose qu’il faut faire passer auprès des élites sociales, qui pensent que les lycées de banlieues sont des ghettos ethniques sans Blancs. Nous sommes donc un accélérateur d’accès aux études supérieures les plus difficiles pour les jeunes Français issus de l’immigration récente. (Photo ci-dessus: Richard Descoings et Anyss Arbib, de Bondy, élève de fin de première année à Sciences-Po.)

Quelles sont les proportions de filles et de garçons parmi les 300 ?

Nous avons deux-tiers de filles. La bataille se joue aujourd’hui sur les garçons. Nous avons des présomptions qu’une bonne partie d’entre elles appartient à des familles dont la religion est l’islam. Donc, une raison de leur réussite s’explique du fait qu’elles ont toujours bossé à la maison pendant leurs études. Emancipation voulue par les études, donc, mais aussi, pour certaines, émancipation subie, car elles n’avaient de toute façon pas le droit de sortir du domicile familial. La bataille du recrutement se joue maintenant chez les garçons.

Les élèves issus des ZEP ont-ils apporté quelque chose à Sciences-Po ?

Est-ce une corrélation? Le fait est que les demandes d’inscription à Sciences-Po n’ont jamais été aussi élevées que depuis le lancement des conventions ZEP. Et le nombre de mentions « très bien » parmi les candidats a nettement augmenté. Je constate donc un effet de notoriété positive. Non seulement nous n’avons pas bradé le niveau d’étude, mais en plus, jamais Sciences-Po n’a été aussi attractif. Nous avions commencé l’opération ZEP avec sept lycées. Nous sommes à cinquante cette année, et quinze autres sont candidats pour l’année prochaine.

Et sur un plan plus humain, qu’est-ce qui a changé ?

Les élèves issus des conventions ZEP ont apporté, un peu, une meilleure connaissance de la vraie vie. J’ai des élèves qui n’ont vu les cités qu’à la télé. Nous allons créer à partir de l’automne une immersion dans la vraie vie – il faudra que je trouve une expression différente que celle-ci. J’aimerais que nos élèves qui ont eu la chance de vivre dans des milieux protégés – je ne parle pas des malheurs personnels mais matériels –, aillent voir ce que c’est qu’être, par exemple, caissier ou caissière dans un hypermarché, à une heure et demie de transport de son domicile. Il s’agira pour eux, au moins une fois dans leur vie, de se trouver pendant un mois en immersion avec le public, sous le stress d’une obligation de production continue, avec la fatigue du temps de transport le matin et le soir. Cela se fera entre la première et la deuxième année de Sciences-Po.

Propos recueillis par Mohamed Hamidi

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