Trois mois après l’entrée en vigueur du décret anti-tabac, le 1er janvier 2008, les exploitants de salons à narguilés voient leur commerce partir en fumée. La police, d’abord tolérante, réprime désormais. Et durement. L’activité de ces endroits, exclusivement consacrée à la consommation de chichas, en est réduite à néant. Le fait, pour ces exploitants, d’être issus de l’immigration, accroît chez eux un sentiment de malaise face au zèle des policiers. L’un d’eux, Mohamed, qui tient le « Smoke and Soul » dans le 9e arrondissement de Paris, exprime son ras-le-bol.

Comment se passent les contrôles policiers ?

Depuis le début de l’année, j’ai droit à des descentes de police dans mon salon de narguilés, qui peuvent avoir lieu jusqu’à trois fois par semaine, à des heures stratégiques. Ils viennent comme s’il s’agissait d’un hall de bas d’immeuble. Quinze, parfois même vingt policiers débarquent. Pas de bonsoir, ordre d’éteindre la musique, bref, une véritable démonstration de force. Ça me rappelle les descentes qu’il y avait dans les quartiers dans ma jeunesse. On nous traite comme des merdes. Se faire fouiller comme un chiffonnier devant ses clients, ce n’est pas normal. Les clients eux-mêmes se sentent hors-la-loi. Il y donc une volonté implicite de casser le commerce, de faire fuir la clientèle. En fait, on commence à transposer le rapport jeunes/police aux commerçants comme moi. Finalement, nous ne sommes pas considérés comme de vrais et réels commerçants, nous sommes réduits à de simples figurants. A cette heure-ci, par rapport à l’Etat, je suis au même niveau qu’un vulgaire dealer de shit.

Qu’est-ce qui a changé depuis la promulgation du décret anti-tabac ?

Il y a quatre ans, j’ai ouvert un commerce tout ce qu’il y avait de plus légal. La chicha était même présentée comme solution alternative à la cigarette. Du jour au lendemain, c’est devenu un problème de santé. On s’est rendu compte qu’il y a de l’argent dans les chichas. Et, on le sait mais on n’ose pas le dire, elles sont majoritairement tenues par des jeunes Maghrébins. La ministre de la santé ne connaît véritablement rien à la question. A la base, la loi visait exclusivement les bars et restaurants. Les salons à narguilés ont été inclus à la fin, comme ça. C’est dire l’incompétence de Roselyne Bachelot. D’ailleurs, à ce sujet, son ministère accordait encore des autorisations d’ouverture de salons à chichas après la promulgation de la loi anti-tabac, ce qui est complètement contradictoire !

Que comptez-vous faire pour aboutir à une solution ?

Officiellement, l’UPN (Union des professionnels du narguilé) tente de négocier avec les hautes sphères de l’Etat et d’organiser quelques manifestations, sans grand résultat. Mais, de mon point de vue, les actions de l’UPN se résument à attendre que les autres bougent pour eux. Le fait est que beaucoup ont peur de bouger parce qu’ils savent très bien que la sanction arrive directement après. Le seul fait de paraître dans les médias donne droit à un contrôle le lendemain. Officieusement, nous sommes en train de créer un mouvement réunissant des personnes de différentes banlieues, principalement en Ile-de-France mais aussi de province. Nous ne voyons pas l’intérêt d’officialiser ça puisque l’Etat est sourd. Ce mouvement, intitulé « L’Etat m’a rendu hors la loi », réunit des jeunes comme moi, qui ont un commerce, ou qui veulent s’en sortir. Aussi, nous avons contacté Fadela Amara.

Pourquoi Fadela Amara ?

Elle est présentée comme la personne qui, au gouvernement, s’occupe des banlieues. Je considère que la crise des chichas fait partie intégrante des problèmes de banlieues. En présentant le plan banlieues, Fadela Amara propose d’aider financièrement les quartiers et les jeunes en difficulté. Mais avant de proposer de l’argent à ceux qui n’ont pas réussi, le gouvernement ferait mieux de cesser de mettre des bâtons dans les roues à ceux qui ont déjà commencé à s’en sortir. J’ai investi beaucoup d’argent pour pouvoir ouvrir mon commerce. Et aujourd’hui, on me dit que ce n’est plus possible. Nous ne demandons pas de l’argent à Fadela Amara, mais simplement de nous laisser le droit d’exercer notre activité. On ne fait pas la mendicité, on veut juste qu’ils arrêtent de nous « hagar ». L’idéal serait d’obtenir un statut spécial pour les chichas, comme cela existe d’ailleurs en Allemagne, en Espagne ou au Canada.

En clair, personne n’ose dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas ?

Quand j’ai acheté ici, on m’a reproché de ne pas avoir fait ça « chez moi », en banlieue. On m’avait déjà fait sentir que je n ‘étais pas le bienvenu dans ce quartier huppé de la capitale, situé à deux pas des Galeries Lafayette. Sur Paris, il est plus facile d’être gay. Même certains médias s’y étaient mis. Je me souviens d’un article paru dans Le Parisien : il affirmait que la plupart des gérants de chichas étaient d’anciens dealers ou des dealers encore en activité qui blanchissaient l’argent en exploitant ce genre de commerce. On en vient à se demander où est notre place dans cette société. Quand on squatte dans les halls, on nous le reproche. Et quand on commence à réussir à s’en sortir, on se pose des questions du type « comment ils ont fait ? », avec un sous-entendu derrière. Au final, on me fait comprendre que je cumule trop de « handicaps », que j’ai un statut bizarre puisque je suis maghrébin, d’origine algérienne, que je viens d’un quartier dit sensible de Mantes-la-Jolie, et que je me suis expatrié sur Paris. Cherchez l’erreur.

Vous ressentez un certain déni culturel vis-à-vis du narguilé ?

Complètement. Il y a toute une génération qui a grandi avec les chichas. Ce ne sont pas des personnes qui vont dans des pubs ou en discothèques. Plus qu’une culture, c’est un mode de vie pour certains. Si demain on ferme les chichas, où vont aller tous ces gens ? En boîte de nuit, ça ne va pas être facile puisqu’il faut être un habitué.

La reconversion ne peut-elle pas être une solution au problème ?

Je ne suis pas contre la reconversion. Mais ça me coûterait au minimum entre 40 000 et 50 000 euros. Personnellement, je n’ai pas cet argent. Si, par exemple, je transforme mon commerce en sandwicherie, ça implique de mettre le matériel aux normes, d’acheter du matériel, donc ça représente un investissement important. Apparemment les buralistes, aussi touchés par cette loi, ont des dédommagements, contrairement à nous. Si c’était le cas, la reconversion de mon commerce serait alors envisageable. Mais vu l’état actuel des choses, ce n’est malheureusement pas au programme.

Pourquoi ne vous constituez-vous pas en club privé ?

Juridiquement, c’est recevable. Mais administrativement, non : pour le préfet, club privé ou pas, il faut verbaliser. C’est une loi de santé publique, et le privé ne semble pas primer dans ce rapport de force. A l’heure actuelle, je suis à un stade où je me dis que je suis prêt à tout pour défendre mes intérêts. Je ne resterai pas par terre la bouche ouverte, s’il faut passer par la case prison pour subvenir à mes besoins, je le ferai. Et beaucoup sont prêts à le faire.

Propos recueillis par Hanane Kaddour

Hanane Kaddour

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