Les départs en voiture au bled, c’était le temps béni, ai-je lu récemment sur ma feuille de chou web préférée (mais en papier, rien ne remplacera dans mon cœur, l’hebdomadaire Okapi). Pour certains, c’était le temps des cerises, la balade champêtre en break bâché à travers le sud de l’Europe dans un climat de jour de fête : « Papa, tu me passes la boîte de thon à la catalane pour mon sandwich crudité olive, veux-tu bien ? – Mais bien sûr, ma fille chérie, ne demande pas, voyons, sers-toi dans le panier à victuailles. Attends, je me gare à l’aire de repos la plus proche pour ton confort. As-tu assez de place à l’arrière ? – Oui mon bon papa. Mes vacances commencent sur un nuage en chocolat grâce à toi et maman, les arcs-en-ciel de ma vie. C’est si bon d’être marocain, je vous aime tellement, vive notre bon roi ! »

Voici la version Hocini : « Papa, j’ai faim. – C’est vrai, mon fils ? Très faim ou un peu faim ? – Très ! – Ah, c’est bien, ça ! Sucré ou salé ? – Sucré, papa ! Tu vas t’arrêter pour m’acheter un truc ? – Oh mais pas la peine de s’arrêter, je peux te foutre une tarte en roulant !!! Bien sucrée comme tu les as toujours aimées ! On est au niveau de Rosny 2, ça fait deux minutes qu’on est partis et tu veux déjà t’arrêter !!! T’es sa majesté Louis XVI, hein ? Tu dis encore un mot, tu respires trop fort, je te bouffe la tête ! »

Ça fait peut-être deux minutes qu’on roule, mais on est quatre enfants en pleine croissance, dont deux qui font déjà plus d’1mètre 80, entassés à l’arrière d’une 405 SRDT. C’est comme si une éternité de courbatures était passée. C’est la loi de la relativité berbère, qui s’applique autant dans la queue au consulat, que durant les pugilats devant les portes d’embarquement pour prendre Air Algérie : le temps passe très lentement quand on est entre Algériens, le peuple du souci.

L’Algérie : premier exportateur de plans galère. Mais la gelée royale dans le domaine, l’empereur du guêpier pour un fils d’immigrés, c’est le départ en bateau. Un traquenard ! Deux jours de traversée infernale pour relier Bondy à Tazmalt, au cœur de la petite Kabylie, dans la vallée de la Soummam, un trou que mes ancêtres autochtones auraient décrit en ces termes : « C’est ça ou les Romains ! Alors, faites avec et fermez bien vos gueules ! » Le temps béni, hein ? Avec la déculottée de Waterloo, les départs en bateau sont le seul traumatisme dans ma vie de la casse.

Quatre heures du matin, la claquette en cuir de papa tournoie dans l’air suivant une ellipse bien connue de mon doux visage endormi : « Aïe ! – Ça fait deux heures que je t’appelle ! Fils indigne ! Réveille-toi, le bateau part dans 10 heures ! » J’ai 15 ans, je ne connais rien de la vie, j’ai quitté l’école le 16 juin au lieu du 7 juillet parce que le billet de bateau est moins cher. Je me suis levé avant les oiseaux et mes parents sont en mode Blitzkrieg. En piqué, en tenaille, sur les flancs, oblique, converse ; les claques ou le coup de ceinturon, ils partent dans tous les sens, à la moindre occasion. Être kabyle c’est avant tout du stress en famille. Alors, avec un départ planifié vers l’Algérie, ses plages et sa bureaucratie, je ne vous raconte pas… Les parents ont une humeur de contrôleur aérien.

On prend le bateau avec la voiture familiale, parce qu’il faut meubler la maison qu’on vient juste de construire au bled. Enfin, on vient juste… C’est mal dit. Les travaux ont commencé en 1982, ils ont fini en 1995. Oh non, papa n’a pas refait le château de Versailles, juste deux étages, classique, mais bon, nous, on voulait du luxe, une chasse d’eau, l’électricité, vous savez les trucs de bourgeois. Alors, papa a creusé un puits, il a acheté deux gros poteaux électriques, plus les canalisations. Comment ? C’est le boulot de l’État algérien, de faire ça ! Ha ! Ha ! Ha ! Très drôle. Ah, vous, je vous jure.

Le maçon aussi, celui que mes parents ont employé, il n’avait pas l’air très frais, on aurait dit qu’il a fait les guerres d’Algérie. Pas la Guerre d’Algérie. Toutes les guerres de l’Algérie. Toutes depuis Carthage. Un vieux déglingué qui faisait quatre heures de sieste par jour sinon il allait crever, du vrai travail d’Arabe. Du coup, 13 ans après la première brique, on avait une maison à nous, une vraie en 3D.

Pour la meubler, père a décidé que sa 405 était extensible à volonté. Une grosse télé Grunding, une chaine hifi, un magnétoscope, 16 kilos de draps et un réchaud en fonte forgée à entasser dans le coffre avec le reste : on ne sait jamais, l’âge de glace peut toujours resurgir cet été, en Algérie, en plein el Nino. De toute façon, quand le coffre est plein, on peut toujours mettre deux, trois cabas à l’arrière, avec les quatre enfants, ça n’a pas d’âme les enfants. Ça ne ressent rien. Nous les émigrés (c’est comme ça qu’on nous appelle au bled), on a la vie facile le reste de l’année. Alors, de temps en temps, il faut payer. L’Algérie, ça se mérite.

Mais avant de se compacter dans un mille-feuilles de frères, le rituel est toujours le même : une lutte fratricide pour gagner la place à la fenêtre. La fenêtre ! Ce bien si précieux qui permet de voir les paysages qui défilent, seule occupation pendant les 7 heures des 800 km de Paris-Marseille, suivies des 4h30 d’Alger-Tazmalt, un petit trajet de 170 kilomètres… C’est qu’en Algérie, il y a des terroristes et donc des barrages, 170 km, tu ne les fais pas en une heure et demie, sans parler de l’état des routes.

La fenêtre, une panacée qui demande des semaines de préparations tactiques pour en jouir, des alliances, des trahisons, un sens de la stratégie poussée, car il n’y a que deux fenêtres pour quatre Kabyles, donc peu d’élus. Placez-vous dans la voiture trop tôt, et vous subirez une attaque sandwich des deux cotés par vos frères qui occuperont alors les places tant désirées ; trop tard, vous retardez votre père dans sa transhumance… Vous en serez quitte pour des joues bleues.

Pourquoi vous ne faites pas chacun votre tour à la fenêtre, me direz-vous ? Oui, mais quand ? A quelle occasion ? Mon père, il s’arrête pas. Jamais ! Il est chauffeur de taxi, mon père. La route, c’est sa vie. Il a un diesel, mon père. Aire de repos, pause pipi, il connaît pas, c’est pas dans son projet.

On n’était plus les Hocini mais les Houdini, coincés dans cette fabuleuse boîte magique qu’est la 405. Et je vous jure qu’après une heure de route, sans pouvoir bouger un muscle, parce que votre grand-frère vous grignote votre espace vital petit à petit en écartant sournoisement les jambes millimètre par millimètre, vous avez envie de tout casser. Quand les tensions explosent à l’arrière, gare a moi si je me plains. Mon père, entre me foutre une claque et regarder la route pour qu’on reste en vie, il a vite choisi. Il a une technique, il se retourne pendant que la caisse elle roule toute seule, et il distribue des petits pains beurrés à sa progéniture au hasard. Mais généralement, échappent à son courroux, son fils génie de la famille, la petite dernière, et sa chouchou, donc, à la fin, il ne reste que le mouton noir à tarter: moi.

Pendant que mon père accomplit son ministère avec brio, ma mère paniquée essaye de tenir le volant du mieux qu’elle peut en criant : « Arrête ! On va tous mourir ! Dieu est grand ! » Les vacanciers qui nous dépassent sur l’autoroute s’amusent bien, ils sont morts de rire, les bâtards, en nous voyants lutter contre le dragon paternel, surtout les Marocains qui nous narguent dans leur break et autre G4 toujours confortablement installés ! Beurgeois, va ! Même pour une rouste, mon père ne s’arrête pas. Un Hun, vous dis-je, un vrai nomade, à son anniversaire, je lui achète un cheval de Prewalsky.

Final du premier acte : quatre heures d’attente pour embarquer au port de Marseille. Dix-neuf heures de traversée, le meilleur moment, quand on n’a pas le mal de mer et des parents qui ronflent… Oh ben tiens, j’ai les deux ! Au port d’Alger, dans le temps, fallait peut-être 8 heures pour débarquer si tout allait bien. Tous les darons algériens énervés de l’Hexagone réunis au même endroit, je ne sais pas si vous sentez le climat. Les douaniers algériens qui nous voyaient débarquer criaient : « Les Papa Noël sont là ! C’est jour de paye ! » C’est bizarre, il y avait toujours un truc à payer en devises à la douane

Quand on arrivait enfin à destination, au terme d’un voyage éprouvant, nous étions en vacances. Ma maison était la seule à un kilométré à la ronde au milieu d’un champ, en pleine guerre contre le terrorisme, je te raconte pas l’ambiance. La nuit, il faisait tellement chaud que je dormais à la terrasse, une fois il a fait 52 degrés (feu de montagne + plus vallée en cuvette + sirocco = la Tazmalt des grands jours). Le bled, dans les années 1990, semblait avoir sombré dans le chaos. Mais mes parents tenaient absolument à ce qu’on y aille chaque année. Jusqu’à ce qu’on rentre bien dans notre tête que l’Algérie, c’est aussi notre pays. Malgré la galère du trajet, les raclées paternelles, des vacances dans les montagnes à ne rien faire, et malgré les terroristes : ils ont réussi.

Idir Hocini

Idir Hocini

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