« Il n’y a pas vraiment d’insécurité ici. Les zouaves, on les voit dans le jardin plus loin. Ils me disent de ne pas nettoyer sous les souches d’arbres où ils cachent leurs sachets de drogue. Alors j’y touche pas. » Patrick a 49 ans et il est éboueur dans le quartier de Wazemmes de Lille. Vêtu de son uniforme vert, le balai à la main, il ramasse les déchets qui jonchent le parc. Et raconte volontiers ce qu’il voit en arpentant chaque jour depuis quatorze ans la longue rue Jules Guesde.

Ce qui l’excède ce ne sont pas les petits trafics qui se déroulent sous ses yeux. Il précise d’emblée que ces trafiquants ne sont pas de « gros bonnets de la drogue ». Les incivilités du quotidien rendent, elles, sa tâche pénible. « On nettoie tous les jours, et c’est tout de suite sale. Les gens ne respectent rien. Et encore en été, ça va, y’a moins de monde. » Des papiers volètent tout autour de lui. Il ajoute que l’équipe de nettoyage des déjections canines est aux abonnés absents. Tous les efforts de la municipalité sont concentrés sur le Vieux Lille, vitrine de la ville.

Cette différence de traitement, Rachid, 39 ans, commerçant, la ressent. Assis devant Le Palais des épices, un magasin de produits orientaux, entouré de ses amis, il déclare sans ambages qu’il « se sent opprimé. On catalogue les gens qui ont grandi ici ». Lorsqu’on le questionne sur la mixité sociale qui tendrait à se développer rue Jules Guesde, il considère que ce ne sont que des chimères. Les gens qui ne sont pas du quartier « ne peuvent pas s’installer ici, comme nous on ne peut pas aller dans le Vieux Lille ». Remonté, il s’élève contre le délabrement des rues et les mauvaises finitions des pavés dans lesquels l’eau de pluie s’infiltre. Pour illustrer son propos, il se lève de sa chaise et désigne la rue pentue, délavée, où l’absence de joint est visible. Ce sentiment d’abandon est prégnant dans une rue où les guirlandes électriques de Noël n’ont toujours pas été décrochées.

Signes de la présence d’une population immigrée, les antennes paraboliques s’affichent aux fenêtres et la musique orientale s’échappe des radios des maisons ou des voitures. Au carrefour, deux femmes voilées discutent. L’une d’elles, Fouzia, toute de marron vêtue, réside à Wazemmes depuis 36 ans. Et ne changerait de quartier pour rien au monde. Elle raconte comment la rue, en période de Ramadan par exemple, lui rappelle son Maroc natal. « C’est formidable. On se croit chez nous, je ne me sens pas isolée. C’est dans les endroits où il n’y a pas de communauté maghrébine que je me sens étrangère. »

Lauren, 29 ans, apprécie ce brassage des cultures. La jeune femme symbolise ces « bobos » qui arrivent à Wazemmes. Juchée sur son vélo, Lauren, chargée de production pour une compagnie de théâtre, n’a eu aucune appréhension à déménager ici. Installée depuis février dans ce quartier, elle aime « cette ambiance sympa, il y a toujours du monde dans la rue, c’est convivial. Les jours de marché, c’est quand même un peu le bordel. » Comme Fouzia, elle a l’impression de vivre dans un pays du Sud où les gens discutent à ciel ouvert.

C’est cette sociabilité qu’on met en avant à la mairie de quartier. Betty Navarre, secrétaire à la politique de la ville de la mairie du quartier de Wazemmes, à une encablure de la rue, explique les initiatives mises en place « pour créer du lien social entre les habitants ». Elle énumère avec un peu d’hésitation les projets déjà mis en place. « Nous avons crée un café citoyen par exemple. » Elle tient à souligner que le quartier n’abrite pas que « des cas sociaux. La population est hétérogène, le quartier est juvénile, il y a des étudiants. » Elle conclut en disant que la réputation dangereuse de la rue Jules Guesde et plus globalement celle du quartier relève du pur fantasme.

Plus loin, deux chibanis, ces retraités originaires du Maghreb, discutent assis sur un muret. Pour eux, les incivilités sont réelles. Coiffé d’une casquette, l’un d’entre eux raconte, en la mimant, la tentative de vol à la tire dont il a été victime le matin même. « Un homme m’a demandé une cigarette, et pendant que je la lui donnais en a profité pour mettre sa main dans ma poche. Tout ce qu’il a trouvé c’est mon mouchoir », dit-il dans un éclat de rire.

A en croire, Madjid, 25 ans, ce genre de mésaventure est monnaie courante. Cogérant du café El Baraka, son commerce à l’odeur de friture tenace est un point névralgique de la rue. Il donne son point de vue alors qu’il sert du café et du thé à une clientèle exclusivement masculine. Une télé branchée sur les chaînes en arabe fait office d’ambiance sonore.

Comme bien de ses voisins, Madjid estime que les jeunes du quartier sont « stigmatisés ». Il raconte que les jeunes rappeurs essaient de s’inscrire à la Maison Folie, une maison de quartier, afin d’utiliser les studios d’enregistrement disponibles. D’après lui, ils sont systématiquement recalés. « Alors que quand c’est des Patrick et des Michel qui demandent à faire de l’accordéon, c’est bon », poursuit-il. Impossible de vérifier ses dires, mais la rancœur est réelle.

Son cheval de bataille, c’est la lutte contre les dealers. En tant que commerçant pragmatique, il sait que l’insécurité fait fuir les clients et fait fondre le chiffre d’affaires. Il déclare ouvertement avoir signalé la présence des dealers à la police. Et pointe son incurie. C’est pour cela qu’il n’hésiterait pas à se défendre lui-même si le besoin s’en faisait ressentir.

Madjid regrette surtout que la police soit intervenue lors d’une descente dans son café. Mais pas seulement pour procéder à des arrestations. « Ils m’ont confisqué ma grande bombe lacrymogène car elle appartient à la catégorie six. » Désarmé, il s’inquiète des éventuelles représailles dont il pourrait faire l’objet. Mais ce qu’il déplore par-dessus tout, c’est que la dizaine de personnes interpellées le jeudi, se pavanent dans la rue, le lundi suivant. Ces dealers poursuivent leurs activités illicites à la vue de tous, contribuant à ternir la réputation de la rue Jules Guesde.

Faïza Zerouala

(Reportage réalisé dans le cadre de la préparation au concours d’entrée à l’Ecole supérieure de journalisme de Lille.)

Faïza Zerouala

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