Le roman polyphonique de Marie NDiaye conte l’histoire de trois femmes. Trois récits juxtaposés. Qu’elles y reviennent, qu’elles en viennent ou qu’elles la fuient, elles sont toutes reliées à l’Afrique. Empêtrées dans leurs sombres desseins, les protagonistes n’ont pourtant rien d’héroïnes surhumaines. « Trois femmes puissantes » : à la lecture des récits, le titre sonne comme de l’ironie amère tant ces femmes à la dérive subissent le joug de l’homme. Mais restent pourtant déterminées et fières.

La protagoniste de la première histoire est une avocate accomplie d’une quarantaine d’années. Norah a été élevée par sa mère avec sa sœur en France. Le père est rentré faire fortune au Sénégal en exploitant un village de vacances avec Sonny, le fils unique de cinq ans, sous le bras. A la demande paternelle expresse, elle se rend sur place. Et y est alors confrontée à un sombre tyran qui a perdu de sa superbe, ogre boulimique, négligé et implacable. Après un huis clos oppressant, son père lui explique la raison de cette convocation inattendue. Comme dans une tragédie antique, Norah pénètre dans les méandres d’une histoire familiale complexe, entachée d’un meurtre. Son père l’enjoint de défendre son frère accusé du meurtre de sa belle-mère.

La thématique du meurtre est de nouveau exploitée dans la seconde histoire. Un meurtre raciste a été perpétré par le père du héros, Rudy Descas, un Blanc vivant en Afrique. Une bagarre découle de ce meurtre, il doit alors quitter l’Afrique et emmène avec lui son épouse africaine, Fanta, en France. Ecrivain orfèvre, Marie Ndiaye s’amuse à réaliser un portrait en creux de celle-ci. Ainsi la vie de Fanta et ses sentiments supposés ne seront-ils évoqués qu’à travers le prisme de son époux. Un portrait de femme dressé par un homme.

Le second parti-pris littéraire est géographique. Si l’Afrique est omniprésente, elle n’en reste pas moins esquissée. La prison de Rebeuss, le quartier du Grand Yoff ou le village de vacances de Dara Salam sont autant d’indices permettant de deviner que les intrigues ont un lien avec le Sénégal. Pourtant il s’agit d’une Afrique irréelle, aux contours volontiers flous, esquissée par petites touches.

Le fantasme de l’eldorado européen apparaît. Marie Ndiaye tisse un lien ténu entre Fanta qui a suivi son époux en France, et Khady Demba, veuve, candidate involontaire à l’émigration clandestine vers l’Occident. Cette dernière est sommée par sa belle-mère de rejoindre cette cousine qui a épousé un Blanc. La panacée. La famille préjugeant que : « Fanta, elle doit être riche maintenant, elle est professeur. » Une distorsion entre perception et réalité.

Loin d’être riche, Fanta dépérit dans une ville de province en France, alors qu’elle avait su s’extirper de sa basse condition au Sénégal. A force de travail et de persévérance, elle enseignait la littérature française à des fils de diplomates ou de militaires gradés. Elle rencontre Rudy au lycée et le suit en France. Il culpabilise de l’avoir arrachée à sa terre, son « crime ». Ce professeur de lettres, spécialiste du Moyen-âge, connaît le désespoir des déclassés. Et estime avoir perdu sa réputation et sa dignité en devenant un vendeur subalterne de cuisines dans une province étriquée. Rudy enrage d’infliger à Fanta une « solitude d’exilée », regrette « de l’avoir trompée en l’attirant ici » et pleure sa « belle érudition qui doucement s’estompait. »

L’auteure dissèque les sentiments des personnages. L’absence de communication infléchit les relations humaines à l’œuvre dans l’ouvrage. Une non-communication illustrée par l’absence de téléphone portable, de ligne téléphonique professionnelle pour Rudy ou par le surnom de « la muette », dont est affublée Khady Demba par ses belles-sœurs ou par le silence pesant de la maison du père de Norah.

La solitude, véritable douleur intérieure, est manifeste chez les héros. Une douleur qui se superpose à des souffrances physiques récurrentes. Elles prennent la forme de l’incontinence, d’une crise d’hémorroïdes ou d’une plaie persistante et suppurante au mollet, stigmate d’une tentative d’évasion avortée vers l’Europe à bord d’une de ces barques surchargées.

L’histoire de Khady Demba, au thème moins original que les deux autres, reste la plus émouvante. Cette femme rejetée par sa belle-famille sitôt veuve, subit les affres des aspirants immigrés. Humiliée, contrainte à la prostitution, grugée par un allié providentiel, elle reste debout. Et ce grâce à sa conscience d’elle-même. Même si son nouveau passeport dit le contraire, elle sait qu’elle reste Khady Demba et se cramponne à son identité.

L’écriture millimétrée, les descriptions minutieuses et colorées convoquent les sens du lecteur. Un sens du détail qui sert le roman. Des éléments sont récurrents. Comme ces maisons somptueuses des autres qui semblent avoir une vie accomplie et cristallisent la rancœur de Rudy. Il envie la demeure de son père, de son patron, d’un sculpteur, d’une cliente. De quoi alimenter son sentiment d’échec.

A plusieurs reprises, finement, l’auteur souligne aussi la difficulté des mariages mixtes. Ainsi, péremptoire, la belle-mère de Fanta n’hésite-t-elle pas à déclarer : « Même l’amour ça n’existe pas là-bas. Ta femme elle t’a pris par intérêt. » Fanta, déracinée malheureuse, se sent quant à elle obligée de brider son accent africain par crainte du racisme.

Le chevauchement et la confrontation des deux continents sont les clés du roman. Une œuvre qui pose la question des déchirements de la migration. Marie NDiaye ambitionnait de lutter contre le caractère éphémère des articles de journaux et d’incarner les figures de l’exil, pour pérenniser leurs histoires. Le défi est relevé avec brio.

Faïza Zerouala

Marie NDiaye, « Trois Femmes puissantes », Gallimard, 316 pages.

Faïza Zerouala

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