En Egypte, le débat sur le niqab a (aussi) de beaux jours devant lui. Depuis des semaines, il remplit les colonnes des grands titres locaux. C’est l’imam de la mosquée Al-Azhar du Caire, Mohammed Sayyed Tantawi, qui a allumé la mèche. Lors d’une visite d’un établissement pour filles de la mosquée, il a ordonné à une élève de 12 ans de retirer son niqab. Ce qu’elle a fait. L’affaire aurait pu en rester là. Mais les paroles ensuite adressées par Tantawi à la jeune fille ont déclenché une vive polémique.

L’imam, à la tête de la principale institution sunnite du pays, a ainsi déclaré que si l’écolière avait été jolie, elle n’aurait pas eu à porter le niqab et que de toute évidence, il en savait plus que ses parents sur les questions religieuses. Au-delà de la prise de position de Tantawi sur le niqab, qui a décidé suite à cette affaire de bannir le port du voile intégral dans les établissements pour filles d’Al-Azhar, ce sont les remarques personnelles faites par le plus grand imam d’Egypte à cette jeune fille qui ont choqué l’opinion publique égyptienne.

Le ministre de l’enseignement supérieur, Hani Helal, a quelques jours plus tard pris un décret interdisant l’entrée des « monaqqabates » dans les cités universitaires égyptiennes. Organisations libérales et même associations de droits de l’homme locales multiplient les prises de positions en faveur du droit des femmes portant le niqab.

J’ai rencontré Nesrine lors d’une longue promenade en bateau sur le Nil. Nesrine a 21 ans. Mariée depuis quelques mois, elle attend son premier enfant. La jeune femme a fait des études de journalisme qu’elle n’a pas achevées. Ahmed, son époux, ingénieur de formation, effectue actuellement son service militaire. Le couple a profité d’une permission prolongée du mari pour aller respirer le bon air à quelques encablures de la capitale.

Nesrine a commencé à porter le niqab il y a déjà plusieurs années. Avant d’entamer un dialogue avec elle, je l’avais remarquée en prenant des photos sur le bateau. Assise sur l’un des rebords de l’embarcation, toute de noir vêtue, on apercevait au gré des coups de vents, quelques centimètres du jean bleu qu’elle porte en dessous du grand drap noir qui la couvrait complètement.

Nesrine est une jeune femme fine et élancée. Ses yeux sans maquillage dégagent une intensité incroyable. Son voile noir flotte par-dessus la rambarde du bateau lui donnant par moment des allures de drapeau. De toutes les filles présentes sur l’embarcation, je ne voisqu’elle. Son long niqab noir impressionne évidemment mais c’est son regard qui attire. En la photographiant, je craignais sa réaction. Les Egyptiens, surtout les jeunes femmes, aiment en général être pris en photos. Mais je ne souhaite pas qu’elle sente que je la scrute du regard.

Tout d’un coup, elle me voit la photographier et grande surprise, elle me sourit, inclinant sa tête en guise d’approbation. Je sais, parler de sourire alors que son visage est entièrement recouvert peut paraître insensé. Mais lorsqu’elle s’est mise à sourire, ses yeux se sont plissés et j’imaginais la forme que pouvaient alors prendre ses lèvres. En me laissant la photographier, j’ai l’impression qu’elle me remercie de l’intérêt que je lui porte. Pendant plusieurs minutes, nous nous regardons sans pour autant oser aller l’une vers l’autre.

Arrivés à destination, Nesrine vient vers moi en m’appelant « habibati », un sobriquet mielleux que les Egyptiens se donnent à toutes occasions et qui signifie « ma chérie » en arabe. Je me présente à elle, heureuse de voir que nos différences ne sont a priori pas une barrière. Je ne porte ni niqab, ni hidjab et je ne sens aucune hostilité de sa part à mon endroit.

Nous nous promettons de nous retrouver sur le bateau pour le retour. A 15 heures, l’embarcation s’apprête à faire le chemin inverse, direction Le Caire. Nesrine est déjà à bord, assise près du pont. En me voyant arriver, elle a le même sourire que lors du trajet aller. Pour la remercier de sa chaleur, je lui tends quelques fleurs cueillies à Qanater. « Merci », dit-elle.

Je m’assois près d’elle et nous commençons à discuter. De tout, de rien. De la vie en général, de mes impressions du Caire, de ma vie en France, de ses premiers mois comme jeune mariée. Nesrine me tient la main souvent, comme pour ne pas me voir partir. Curieusement, je me sens proche d’elle sans la connaître. Elle a une petite voix d’enfant, un peu timide, que son niqab rend de fait moins audible. Par respect, je baisse un peu le volume de ma voix qui porte beaucoup comparée à la sienne. Nesrine est la première femme en niqab à qui je parle.

Sur le bateau, les jeunes étudiants se trémoussent gaiement sur les chansons à la mode. Filles et garçons se mélangent, appréciant ce rare moment de décompression avant le retour au Caire. Devant nous, un jeune garçon et une jeune fille se dandinent, auteurs de quelques collés-serrés endiablés. Le serveur de thé essaie tant bien que mal de se frayer un chemin. Face à nous, un couple se met à s’embrasser. Non que je sois choquée par un baiser d’adolescents mais en Egypte, la scène est assez rare. Imaginez : nous sommes sur un bateau égyptien, en plein jour, où garçons et filles voilées se frottent gentiment, fumant cigarettes et buvant des sodas américains. Les gens semblent habitués à ce genre de scène. De toutes les personnes présentes, hommes âgés ou non, couples, familles, jeunes filles voilées ou cheveux à l’air, femme en niqab, j’avais l’air d’être la seule interloquée par ce spectacle.

– Comment cela se fait-il qu’il y ait autant de jeunes sur ce bateau ? Ce n’est pourtant pas jour férié, aujourd’hui, en Égypte ?

– Non ! Les jeunes sèchent leurs cours. C’est l’occasion pour eux de souffler loin de leurs familles et de se retrouver entre filles et garçons. Au Caire, impossible pour eux de faire ce qu’ils font ici.

– Toi aussi, tu séchais les cours et tu venais te dandiner ?

– (Nesrine se met à rire) Non, tu plaisantes. Si jamais j’avais fait cela ne serait-ce qu’une fois, ma famille l’aurait su tôt ou tard et ils m’auraient tuée ! »

Nesrine me tend quelques photos d’elle. Je sens que c’est une marque de confiance qu’elle m’accorde. Car sur ces photos, Nesrine ne porte pas de niqab, juste un voile coloré qui entoure son doux visage. Ses lèvres arborent un rouge discret et ses yeux sont joliment maquillés de khôl. Un visage que je découvre. Bizarrement, en lui parlant pendant toutes ces minutes, je ne m’étais jamais demandé qui se cachait derrière ce tissu noir. Je ne m’étais pas imaginé quel visage Nesrine pouvait avoir.

– Tu portes le niqab depuis longtemps ?

– Je le porte depuis que j’ai 16 ans.

– Qu’est-ce qui t’a poussé à le mettre?

– Je le porte parce que je pense que c’est un plus dans ma religion. Je ne condamne pas celles qui ne le portent pas. Chacun interprète les textes à sa manière et pratique sa religion à différents degrés.

– Tu as vu ce qui s’est passé récemment à l’université du Caire ? On a interdit à certaines filles de rentrer avec le niqab dans les résidences universitaires ?

– Je sais. Je comprends que c’est parfois difficile de comprendre que des femmes portent le niqab. Il y a même eu des histoires où des hommes se faisaient passer pour des femmes en portant le niqab et rentraient dans des endroits où il y avait des femmes pour les agresser.

– Dans les journaux, certaines femmes ont dit qu’elles avaient eu des problèmes dans la rue, que des gens les importunaient parce qu’elles portent le niqab. Tu as déjà été embêtée ?

– Non, el hamdoulilah, je n’ai jamais eu de problèmes ni dans la rue, ni dans n’importe quel endroit.

– Est-ce que tu penses à travailler ?

– Plus tard, oui. Pour l’instant, je suis bien à la maison mais à l’avenir, j’aimerais bien travailler. Mais cela risque d’être difficile avec mon niqab.

– Tu as fait des études de journalisme. Tu pourrais aussi travailler de chez toi, proposer des papiers.

– Incha Allah. »

Ses yeux se sont à ce moment tournés vers son époux qui regardait au loin l’horizon alors que le bateau s’approchait du Caire. Nous avons échangé nos e-mails et téléphones respectifs en nous promettant de nous revoir. En la quittant, j’étais remplie de joie. J’avais pu enfin mettre des mots et un visage même voilé de noir sur un mot : « niqab ». Les débats en France et en Egypte, font souvent de ces femmes des bouts de tissus sur pattes, dépourvues de tout sens critique, de toute personnalité.

Nesrine était loin de cette image caricaturale, bien plus ouverte que certaines femmes se proclamant féministes, qui, ici, ont donné le nom de « monaqabattes » aux porteuses de niqab, qu’elles considèrent comme des femmes soumises et donneuses de leçons, ou comme des écervelées inconscientes du dommage qu’elles causent aux droits des femmes. Nesrine m’avait acceptée comme j’étais, non voilée, sans juger mon apparence, me prenant la main comme on peut prendre la main de sa propre sœur.

Il y a quelques jours, la ministre égyptienne de la famille, Moshira Khattab, a donné son point de vue sur la question lors d’une conférence de presse : « Je n’aime pas le niqab. Je parie que dans dix ans, ils commenceront à nous dire que les femmes qui ne portent pas le niqab sont dans le péché. Il y a un plan organisé derrière la propagation du niqab en Egypte. » Pour contrer la diffusion d’un habit qu’elle juge d’un autre temps, la ministre a ainsi annoncé la création d’un nouveau département au sein de son ministère, « Gestion des valeurs », pour aider à « la promotion de valeurs familiales positives ». Je doute que Nesrine se sente concernée.

Nassira El Moaddem (Le Caire)

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