Pile à l’heure convenue, Leïla Bekhti pousse la porte du café où nous avons rendez-vous. Pimpante mais pas pomponnée, elle a le look d’une étudiante branchée. Elle porte une jolie chemise à carreaux bleus et un pantalon tout simple. On reconnaît une fille qui prend soin d’elle grâce au détail qui tue. Ici, c’est un petit boléro noir. Fraîche, gracieuse, un trait de crayon noir surligne ses paupières. On se dit qu’elle n’a pas besoin de ça pour être séduisante.

Plus que fière, Leïla se dit honorée d’avoir pu travailler sous la direction de Jacques Audiard pour le film, favori des Césars, « Un prophète ». Le qualificatif qui lui vient spontanément à l’esprit pour qualifier ce long-métrage est « grand ». Des acteurs aux maquilleuses. Elle relativise sa participation au film. « J’y ai un petit rôle. Mais ce qu’ils ont fait, eux, c’est fabuleux. »

Seul bémol, Leïla Bekhti aurait aimé être moins impressionnée par Jacques Audiard.Bonne camarade, la comédienne souhaite que Tahar Rahim, « un merveilleux acteur et quelqu’un de bien dans la vie », obtienne le César des deux catégories dans lesquelles il est nommé (meilleur acteur et jeune espoir masculin). Elle espère aussi qu’Adel Bencherif (meilleur jeune espoir masculin) reparte avec la célèbre compression et que Reda Kateb continue de tourner.

Une impression de familiarité émane de la jeune actrice. Comme si on retrouvait une copine évanouie dans la nature depuis quelques temps. Elle claque la bise et s’installe à cette table reculée. Premier dilemme. Doit-elle commander un chocolat chaud alors qu’elle ne les a jamais appréciés dans les cafés ? Le serveur a succombé au charme de la demoiselle et lui promet qu’il va lui préparer ce merveilleux breuvage.

Exaltée, elle est de la promotion de « Tout ce qui brille » (sortie prochaine, le 24 mars), le premier film réalisé par son amie Géraldine Nakache avec laquelle elle partage l’affiche. Elle l’aime profondément et veut le défendre. En deux mots, elle narre la trame du film. « Ce sont deux amies qui habitent à dix minutes de Paris et qui ont l’impression d’être à dix minutes de leur vie. Et elles vont se brûler les ailes. »

Un sentiment de culpabilité étreint Leïla. Pour l’expliquer, elle cite La Bruyère : « Il y a une espèce de honte d’être heureux à la vue de certaines misères. » L’actrice n’a pas son pareil pour relativiser la portée de son métier et démythifier sa profession. « Je ne sauve pas des vies. Je ne suis pas en Afrique ou en Haïti en ce moment. »

Leïla est née à Issy-les-Moulineaux, puis a grandi à Bagneux, dans les Hauts-de-Seine. Elle raconte s’être surprise à dire aux médias « je viens de Bagneux en banlieue ». Précision géographique dont elle s’est toujours moquée auparavant. « J’ai eu l’enfance la plus heureuse du monde, avec des parents aimants et mon frère et ma sœur. » Petite dernière, elle a pu user et abuser des privilèges attachés à ce rang. A plusieurs reprises, Leïla Bekhti décrète qu’elle vit dans le monde des Bisounours. Le cinéma, c’est arrivé par hasard, ou presque. « C’est comme gagner au loto, t’y penses, mais tu ne crois pas que ça puisse arriver. » On sent poindre l’histoire du casting passé sans le vouloir, la copine qu’on a accompagnée avant d’être retenue. C’est presque ça.

Après son bac littéraire option théâtre, la jeune femme veut « aider les autres ». Elle envisage de faire de l’« art thérapie » avec des enfants handicapés grâce au théâtre et aux arts plastiques. L’expérience s’achève au bout d’une semaine. La directrice y met fin. Et lui explique qu’elle ne rend pas service aux enfants en s’isolant toutes les dix minutes aux toilettes pour pleurer. Direction la fac de psycho. Hélas, il n y a plus de place. Son frère qui tient plusieurs magasins de vêtements lui dit qu’elle ne peut pas passer ses journées à glander… Elle va donc travailler dans l’un des magasins qu’il possède.

Pour rendre sa mission moins pénible et passer moins de temps au milieu des fringues, elle s’inscrit à un cours de théâtre, choisi au hasard. La stratégie a ses limites : « Je n’y allais pas pour les bonnes raisons. D’un côté je dois payer ces cours qui me coûtent 350 euros par mois. Et de l’autre je dois les gagner, ces 350 euros, en travaillant au magasin. L’un dans l’autre ça ne me plaisait pas. » Elle achète le magazine Casting. Pour voir si, à tout hasard, des annonces lui correspondent. Lorsque cela se produit, elle referme le magazine en souriant.

Leïla s’interrompt et rit, son amie Géraldine Nakache, qui habite juste au-dessus, débarque dans le café. Elle a perdu son téléphone et vient voir si Leïla ne l’aurait pas. Leïla fait sonner le téléphone de son amie. Pas de réponse. Géraldine Nakache se confond en excuses et repart bredouille. Leïla reprend le fil de son récit. « Sheitan » donc. Elle voit dans le magazine une annonce pour le rôle de Yasmine dans ce film avec Vincent Cassel. De retour chez elle, elle zappe et tombe sur une émission télé dans laquelle l’acteur lance un appel à casting.

Cela fait deux fois que ce mot – casting – s’insinue dans sa vie. La troisième fois c’est lorsqu’un de ses amis l’appelle après avoir entendu, lui aussi, Vincent Cassel à la télé. Il lui conseille de postuler. Quatrième fois : une amie l’appelle à son tour. Et lui parle de « Sheitan ». C’est son jour de congé, elle se promène à Gare du nord. Le casting se déroule à quelques encablures.

Rue du Paradis. Passage au photomaton, photos en noir et blanc, « comme ça on voit moins les défauts ». Elle tombe sur la directrice de casting et sur le réalisateur Kim Chapiron. Elle a des textes à apprendre pour le lendemain. Après les essais, on lui dit que si on ne l’appelle pas dans quatre jours, c’est qu’elle n’est pas retenue. Une heure après, on la rappelle : « Tu peux venir demain ? » Elle doit jouer une scène où elle se fait dragouiller.

Quelques jours plus tard, on la rappelle. « Allô, bonjour c’est Kim. – Kim c’est qui ? Le réalisateur rit et se moque d’elle. – Ah ben d’accord, tu te prends déjà pour une star, tu sais pas qui je suis. Madame elle est prise pour le film, ça y est. On veut que t’interprètes le rôle de Yasmine dans « Sheitan ». » Leïla croit à une blague.

Elle l’annonce à sa famille qui exulte. « Je n’ai pas d’agent, je signe mon contrat toute seule dans ma chambre avec mon frère et ma sœur. On fait genre, on lit les clauses, on comprend un mot sur deux », se souvient-elle en riant. Depuis, elle a apprivoisé les castings. Son critère de sélection : éviter les rôles clichés. « Je refuse de jouer une fille séquestrée par son frère ou dont le père est un islamiste car il fait la prière. Je n’aspire pas pour autant à m’appeler Marie ou Claire dans mes films. Si le rôle de Claire est cliché, je ne le ferai pas non plus. Je veux juste que mon origine ne soit pas systématiquement le sujet du film. Après, je peux m’appeler Malika dans tout mes films. »

En 2005, elle tourne « Harkis », avec Smaïn dans le rôle du père, sous la direction d’Alain Tasma. « Mon grand-père a combattu aux côtés du FLN. L’histoire des harkis c’est un pan de l’histoire dont je n’avais jamais entendu parler à l’école. J’ai su pendant le tournage que le mot « harki » signifiait « unité militaire » et non pas « traître ». » Les figurants, des vrais fils de harkis, ont éclairé une histoire encore obscure pour elle.

Ce téléfilm l’a rattrapée dans sa vie personnelle. Attachée à son village d’origine, Sidi Bel Abbès, en Algérie, Leïla essaie de s’y rendre régulièrement. Un an et demi après la sortie de « Sheitan », elle découvre que sa famille en Algérie suit avec attention sa carrière. Les films dans lesquels elle a joué ont été téléchargés, des photos d’elle sont punaisées dans les chambres. Et c’est précisément « Harkis » qui a déclenché une discussion sur la guerre d’Algérie et l’engagement du grand-père au FLN.

Des origines à la religion, il n’y a souvent qu’un pas, qu’elle ne franchit pas. « La religion, je trouve ça très personnel. On ne demande pas à Mélanie Laurent si elle va à la messe ou si elle mange du poisson le vendredi. » Elle ne veut pas se coller d’étiquette. « C’est réducteur de mentionner l’origine. C’est comme dire comédienne originaire de banlieue. Moi je suis une fille sortie du ventre de ma mère le 6 mars 1984 et qui essaie de faire au mieux. »

Leïla Bekhti vient d’achever le tournage d’une comédie musicale, « Aux armes etc. », où des classiques de la variété française sont réorchestrés. « Je ne sais ni danser ni chanter. Ce film, je sais pourquoi je l’ai fait. Ça m’a fait peur. Me retrouver en sari dans le 10e arrondissement à chanter du Joe Dassin, c’est fou, mais je l’ai fait. Je trouve que je chante et danse horriblement mal et je ne me prends pas pour Céline Dion. » Un choix pas si incongru pour la jeune femme qui, enfant, voulait être Olivia Newton-John ou Bébé, l’héroïne du film de filles par excellence, « Dirty Dancing ». « J’ai toujours rêvé qu’on me dise « on ne laisse pas Bébé dans un coin » » – la réplique culte du dit film.

Leïla confie coucher des bribes d’une histoire sur un cahier. Le parcours d’une femme qu’elle voudrait transformer en film. Elle dit qu’elle n’a pas de talent d’écriture. Tant pis, elle se fera aider. Et les amours ? « Il n’y a rien d’intéressant à en dire. » Bienvenue au club, Leïla.

Faïza Zerouala

Paru le 25 février 2010

Faïza Zerouala

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