Dans la grande salle pourvue de téléphones et d’ordinateurs, les retardataires s’installent au premier poste disponible. Nous sommes en banlieue parisienne, dans un centre de télé-enquête. Les murs sont nus. Hormis quelques affiches publicitaires, rien ne rappelle l’entreprise. Déjà quelques-uns des enquêteurs, casque ou combiné sur les oreilles, se sont mis au travail.

Leur mission ? Réaliser des enquêtes de satisfaction, des mises à jour de bases de données pour le compte de « grandes entreprises ». Tout est standardisé, ils n’ont plus qu’à lire ce qui apparaît sur les écrans du PC. Les questionnaires s’enchaînent. Leur progression est tributaire de la bonne volonté des clients appelés. Un « Monsieur, il ne s’agit pas d’une démarche commerciale » est rapidement lâché par l’enquêteur. Histoire d’accrocher l’interlocuteur hésitant qui serait tenté de mettre fin trop brutalement à la conversation d’un péremptoire « Ça ne m’intéresse pas». Trop souvent, les personnes contactées sont effarouchées par la multiplicité des sollicitations commerciales téléphoniques.

L’enquêteur collectionne les aimables raccrochages au nez sitôt l’objet de l’appel évoqué. D’autres arguent du fait que les questions sont trop indiscrètes et refusent de poursuivre. Rien de plus frustrant que de perdre en route une enquête. D’autres encore, gagnés par une paranoïa aigüe, demandent si l’on fait partie du gouvernement, une vieille dame s’inquiète et s’interroge : et si ce sondage n’était qu’une machination fomentée par une ex-amie pour l’embêter ? Tous, ou presque, s’enquièrent de la finalité de cette enquête statistique.

La répétition de cette tâche neuf heures durant anesthésie toutes velléités de résistance. Tout juste les insultes, les plaintes véhémentes des sondés réveillent-elles quelques vagues envies de protestation. Les perles sont collectées : « A quel moment pourrais-je vous rappeler ? – Jamais. » Ou plus original encore : « Vous me dérangez, là, je suis en train de faire l’amour. »

Pour désamorcer les réticences, des relances clé en main sont mises à disposition de l’enquêteur. Et permettent, en théorie, de rétorquer à n’importe quelle objection de l’interrogé. L’enquêteur est prié de réciter mot à mot le laïus d’introduction et de ne pas prendre de liberté avec le questionnaire. Le tout doit être enrobé d’un sourire qui « s’entend au téléphone » et d’une voix rassurante pour débiter le discours préconçu. Au fil de la journée, la voix se fait de plus en plus robotique, fatigue et lassitude aidant. L’écho dans l’open-space, lorsque plusieurs personnes commencent une enquête au même moment. Parfois le téléphone grésille. Il suffit de changer le cordon du combiné, en prenant soin de le prélever sur un autre téléphone non utilisé.

Dans le bruit ambiant, des enquêteurs s’astreignent à un véritable exercice d’équilibriste. Une oreille bouchée, un combiné sur la seconde, ils cliquent sur les réponses de la personne interrogée. Les plus chanceux auront déniché un casque en état de marche. De quoi soulager le torticolis qui ne manque pas de survenir à la fin de la journée, à cause des contorsions effectuées pour tenir le combiné sans les mains. Les autres changeront sans cesse de position pour éviter les déconvenues musculaires.

Pas une plainte ne s’élève. Les télé-enquêteurs essaient juste d’accumuler les heures pour obtenir un salaire décent. Quitte à ne prendre qu’une demi-heure de pause déjeuner. Voire à la sauter si le responsable accepte. Une ponctualité sans faille est exigée. Sous peine de se voir amputer d’un quart d’heure ou d’une demi-heure sur le décompte des heures, signé à chaque fin de journée. L’après-midi, les enquêteurs la tête pleine de questionnaires, trépignent d’impatience. Ils attendent les dix minutes de pause accordées au bout d’une heure et demie de travail. Pour autant, l’envie d’atteindre les quotas de questionnaires fixés par les superviseurs ne s’émousse pas.

L’atmosphère est joyeuse. Des filles voilées viennent avec le sourire, la télé-enquête étant l’un des rares secteurs où le port du foulard ne leur porte pas préjudice. La salle de pause fait office de défouloir. Des débats animés y ont lieu. Des filles s’écharpent autour de l’épineuse question de la virginité.

Une fille enceinte de trois mois à peine, visiblement affectée, explique comment elle a découvert que son futur époux l’a trompée. Et qu’il assume une paternité illégitime depuis près d’un an. Elle ajoute qu’elle l’a frappé à coups de marteau sur la tête, après avoir saccagé l’appartement. Voilà pourquoi elle n’est pas venue travailler depuis deux jours. Personne ne réagit à ce récit surréaliste. Plus tard, la superviseure remarque la détresse de cette jeune fille d’à peine 20 ans et lui dit qu’elle n’a qu’à venir travailler tous les jours afin de se vider la tête. Des discussions plus légères, aussi. Mariage, enfants, permis de conduire, histoires d’amour, potins, affinités, inimitiés tout y passe. Des magazines pipoles, des commentaires sur « Secret Story » ou « Plus belle la vie » s’échangent.

Les bavardages entamés se poursuivent dans les marguerites qui accueillent cinq personnes. Les conversations sont hachées par les coups de téléphones successifs. Les enquêteurs profitent du temps que l’automate met pour composer les numéros de téléphone pour échanger. Avant de couper court par un « Bonjour je suis… de la société… » sitôt la communication enclenchée. Ici, tout le monde est affublé du même prénom et du même nom de famille passe-partout.

Les motivations pour ce job qui ne demande aucune qualification, si ce n’est de savoir s’exprimer intelligiblement, sont identiques. Le besoin d’argent. Un jeune homme est heureux d’être là. S’il confesse ne pas aimer ce travail, il en détaille pourtant les points positifs. Il ne cache pas avoir fait quelques « bêtises de jeunesse » alors qu’il était encore mineur. Vol, trafic de stupéfiants. Des faits qui lui ont valu une condamnation à onze mois de prison. Pour éviter d’y séjourner, il avait besoin d’un travail. Il s’y structure maintenant. Et a appris à avoir des horaires fixes. Il raconte même prendre un petit-déjeuner pour la première fois. Dans sa vie d’avant, il prenait son premier repas au réveil, à 14 heures. Sa mère est fière de lui. Pourtant, dans quelques temps il va purger sa peine, en semi-liberté.

D’autres sont ici en transit, s’en vont, puis reviennent, cherchent un travail correspondant à leur formation. Résignés, peu sont convaincus du caractère temporaire de ce travail. Même s’ils disent prospecter ailleurs. Des bac +5, des thésards, des étudiants côtoient ceux qui ont interrompu leurs études très jeunes. Une fille commence le lendemain un mois d’essai dans une entreprise. Elle a un pincement au cœur à l’idée de quitter ses collègues. Pas grave. Elle compte tout de même compléter son salaire si elle était fermement embauchée. Elle fera donc des heures supplémentaires ici, le soir et le samedi.

Faïza Zerouala

Faïza Zerouala

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