L’habit de ne fait pas le moine. Le quinqua qui attend sur le parvis de la Basilique de Saint-Denis goûte le rock et le rap. Celui qui patiente avec des allures de père tranquille ne porte ni casquette ni sweat à capuche mais une parka bleue passe-partout. Pourtant il en connaît un rayon sur la culture urbaine. En 1990, deux jeunes apprentis rappeurs qui fréquentent la salle où il donne des cours de karaté et qu’il croise souvent à la Maison des Jeunes où il travaille comme animateur, le mettent au défi. « On voudrait se produire sur scène avec un groupe de Marseille qui s’appelle IAM ». Quelques temps plus tard, il met sur pied un concert devenu mythique dans l’histoire du hip hop français au palais des sports de Saint-Denis. Défi relevé. Didier et Bruno peuvent raper aux côtés de IAM et le talent de leur groupe, NTM, exploser à la face de la planète rap.

Vingt ans plus tard, l’organisation de spectacles fait toujours autant vibrer Salah Khemissi. Aux commandes de la salle La ligne 13, près de la Porte de Paris, il est l’instigateur du Festival hip hop de Saint-Denis  qui se tient jusqu’au 3 novembre. Au programme, rap, clash, slam, danse hip hop, coupé décalé avec, cette année, des invités venus d’Afrique en ce cinquantenaire des indépendances de certains pays du continent. Le 28 octobre, à la salle de la Légion d’honneur, la fanfare nationale du Mali présentera un répertoire inspiré des musiques de Féla Kuti, Erik Satie mais aussi du funk… De quoi ravir Salah, amoureux de styles musicaux variés dont le rock. Dans les années 80, La ligne 13 accueillent toute la crème du rock français alternatif : Les Rats, L’écho râleur, la Mano Negra, les Garçons Bouchers pour ne citer qu’eux. « Ça reste des souvenirs de concerts extraordinaires !!! » se remémore Salah avec une nostalgie enthousiaste.

Cette passion pour l’organisation de concerts et de spectacles est arrivée par hasard avec les affres de la vie. Ouvrier ajusteur depuis ses 18 ans, il est licencié au début des années 80 alors qu’il était entré paisiblement dans la trentaine.« Pour la première fois, j’ai découvert les ravages du chômage. Les usines fermaient les unes après les autres à la Plaine (Saint-Denis) laissant des milliers de gens sur le carreau. L’horreur… Avec les potes, pour ne pas rester sans rien faire, on crée une association, « Saint-Denis Fraternité ». Un jour, on décide de faire d’une grosse réunion sur le thème de l’emploi, un moment festif avec des bœufs musicaux. Peu après, on me propose de devenir animateur sur le quartier du Franc-Moisin (Saint-Denis). Puis, dans le cadre d’un projet appelé « Quartier Lumière », une fête pour les habitants est organisée avec un grand concert réunissant Cheb Khaled, Manu Dibango et Mc Solaar. Là, je découvre que je suis fait pour ça et qu’il n’y a que la musique qui arrive à réconcilier les gens… »

Né à Tourcoing, il habite Saint-Denis depuis 1959, où il est arrivé une nuit avec sa famille pour ne jamais en repartir. Du haut de ses 6 ans, il est lui aussi, indirectement, pris dans la tourmente des « événements » d’Algérie. « Mon père était collecteur pour le FLN à Tourcoing et a dû fuir précipitamment le Nord pour rejoindre la région parisienne car il se savait menacé. Évidemment le 17 octobre 1961, quand le FLN lance l’appel à manifester, mon père s’y rend et se retrouve emprisonné pendant 40 jours à Vincennes. Mon père m’a raconté que ce soir-là, il dut la vie sauve à des flics plus intelligents que ceux qui s’apprêtaient à le jeter avec les autres dans la Seine. Tous n’étaient pas des salauds. Ceux-là ont convaincu leurs collègues de faire remonter la fourgonnette des bords de Seine et de les emmener à Vincennes. On est restés longtemps sans nouvelles. Ma mère qui était illettrée s’est fait aider par des voisines dont la mère de l’actuel maire de Saint-Denis, Didier Paillard. Elles l’accompagnaient dans ses démarches administratives et faisaient le tour des commissariats de Paris pour le retrouver… ».

Pourtant, malgré ces soubresauts, Salah garde un souvenir ému de son enfance dionysienne qu’il considère comme heureuse. « Il y avait une solidarité entre nous. Ceux qui avaient la télé, l’été, ouvraient les fenêtres pour que les autres puissent la regarder de chez eux… Ma mère montrait aux voisines comment cuisiner le couscous et elle apprenait à faire les pâtes avec la voisine italienne. Bretons, Espagnols, Italiens, Kabyles comme mes parents, on était avant tout des ouvriers et on se serrait les coudes. Mon père était cantonnier municipal et on a connu les premières HBM (Habitations à bon marché). Par rapport à ceux qui vivaient dans des baraquements miséreux ou dans les immeubles insalubres du centre ville, on avait de la chance. »

Entré dans la vie professionnelle peu après 1968, l’engagement syndical s’impose vite comme une évidence pour lui. D’ailleurs en 1995, quand il décide de faire une pause dans sa carrière d’animateur et que l’opportunité d’embaucher comme ouvrier mécanicien au journal Le Monde s’offre à lui, il la double avec une présence syndicale. « J’ai été conseiller des Prud’hommes pendant 14 ans pour les employés du Monde. Ce fut une expérience très enrichissante pour moi. » Mais en 2009, l’appel de la musique est plus fort. Il quitte le prestigieux quotidien pour revenir à ses premières amours animatrices et organisatrices. Chargé de mission des pratiques artistiques à la Ville de Saint-Denis, il peut de nouveau laisser libre cours à sa créativité et dénicher les talents de demain. Pour voir éclore, sait-on jamais, de nouveaux NTM.

Sandrine Dionys

Sandrine Dionys

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