En elle, plus de rage que de haine. Son sang est argentin, marseillais et rouge-vif. Elle a été une âme errante. Un jour, elle a trouvé un stylo, une feuille. Elle a dégueulé ses tripes sur du papier. Elle a pris ce malin plaisir à s’enrager avec des mots. Elle s’agace de l’« injustice », se fout de la « politique ». Keny Arkana enroule du tabac dans une feuille à cigarette. Enflamme la mèche d’un coup de briquet. Elle sort « L’esquisse 2 », dans les bacs et sur les plateformes de téléchargement légales et illégales.

Cette mixtape commence par une introduction, « Buenos Dias ». Un triste bilan de la vie, en fait.

Le monde dans lequel on vit n’est pas très joyeux. Maintenant, c’est qu’un constat et rien n’est statique dans la vie. Y’a toujours de l’espoir. L’inertie n’existe pas. Et chaque extrême appelle son contraire. Si on est dans l’extrême obscurantisme, espérons qu’on aille un peu plus vers la lumière et des choses plus claires.

Y’a quand même quelque chose qui donne pas trop envie de continuer…

Je sais pas. C’est simplement réaliste. Et la réalité n’est pas super.

Ça veut dire que c’est aussi sombre que cela dans votre tête ?

Sombre, j’en sais rien. Si je regarde l’histoire de l’homme, de la planète, des êtres vivants, c’est pas trop la fête. Et c’est assez universel. Je pense que 99% des gens sont malheureux.

Dès les premiers vers, on trouve deux mots accolés : « truands » et « politiques ».

Oui, ça va bien ensemble. C’est un peu un pléonasme, même. On sait bien que ceux qui sont à la tête des gouvernements ne sont pas des enfants de chœurs. Et, en plus, entre eux, c’est des traîtres. Ils n’ont vraiment rien pour eux.

Dès le départ, dans votre vie, il y a l’errance. Jeune, vous connaissiez ce mot ?

J’ai incarné l’errance pendant mon enfance et ma jeune adolescence. Je crois que c’est une définition que je connais. J’ai toujours eu une vie de vagabonde. Ça me plaisait de voir la vie comme une page blanche, où il y a plein de surprises. Alors petite, je fuguais. Aujourd’hui, je continue. Je me taille du jour au lendemain, en Amérique du Sud avec mon sac à dos. Et je me débrouille. Je vais là où le vent me porte. J’aime bien ne pas savoir ce qui va se passer demain, j’aime l’imprévu, changer de routine, briser la rouille.

La routine vous fait peur ?

Je sais pas si ça me fait peur. Mais ça me plaît pas. Ce qui me fait le plus peur c’est de voir à quel point l’être humain se voile la face. Et à quel point il se fait du mal et peut tout détruire autour de lui. Quand je vois plein de gens conscients mais qui n’ont pas envie de changer la donne… Cette résignation me fait peur. L’histoire de l’homme, c’est l’homme qui l’écrit.

Jeune, vous avez erré. Maintenant, vous continuez à errer, à partir. On dit aussi que quand vous êtes en tournée, vous dormez dans des squats.

C’est des squats politiques. C’est bien, c’est cool, y’a plein de jeunes qui sont là, parlent. Parce que quand tu dis squat, les gens ont l’image d’un local dégueulasse dans un quartier où ça pisse et ça boit. Mais c’est pas ça, un squat politique. C’est des jeunes qui ont récupéré un immeuble ou une maison, et qui l’occupent. Et je préfère ça, avec des jeunes et des discussions, qu’être toute seule dans un hôtel. En plus, moi, j’ai pas de télé chez moi. Dans un hôtel, ça me viendrait pas à l’idée de l’allumer. Alors je préfère être là où y’a de la vie que là où y’a de la mort. Et la chambre d’hôtel ça fait penser à une cellule.

Résumons, Kenny. Pas de télé, pas de boites de nuit…

Moi, j’ai rien contre. J’ai des amis qui y vont. Mais le mot m’a toujours dérangé. Je suis claustrophobe. Le mot « boite » m’a toujours dérangée. Je préférais quand j’étais plus jeune, on prenait des bouteilles ou de la fumette, on se mettait dehors avec du son. Je préférais la rue que la boîte.

Qu’est-ce qui est bien dans la rue ?

Y’a pas que des choses bien. Mais il y a l’esprit d’entraide, l’esprit de famille, l’esprit de partage. Il y a un proverbe au quartier, « Galère partagée, galère mieux assumée. » On peut compter les uns sur les autres. Même si cette solidarité se perd de plus en plus. Mais il y a plein de trucs obscurs dans la rue, je suis pas en train de faire l’apologie de la rue.

Est ce que vous avez toujours la rage ?

Je crois, oui.

C’est pas fatiguant, à la fin, d’avoir la rage ?

Je l’ai pas 24/24. Mais, c’est vrai, c’est un peu fatiguant (rires). Mais j’essaye d’en faire quelque chose de constructif. C’est un beau réservoir d’énergie, si tu en fais quelque chose. En même temps, je fais une nuance entre la rage et la haine. Autant la haine est un sentiment qui va te ronger de l’intérieur, qui te renferme vachement. Alors que la rage, c’est pas quelque chose d’autodestructeur. Ça peut être un moteur. Moi, je fais des chansons avec.

Mais au bout d’un moment, quand on a la rage, quand on voit que les choses ne changent pas, on peut baisser les bras.

Oui et non. Ça m’arrive de baisser les bras, comme tout le monde. Mais je suis pas naïve, je sais que les choses ne vont pas changer du jour au lendemain. Maintenant, je pars du principe que si tu veux changer quelque chose, change ce qui est à l’intérieur de toi. C’est bien beau d’aller combattre l’arbitraire et l’autorité, mais est-ce que toi-même tu vas pas être comme ça avec tes proches ? Faut faire un nettoyage intérieur.

Vous l’avez fait, ce nettoyage ?

C’est pas en claquant des doigts. C’est tous les jours. C’est un chemin de vie. Parfois, on me demande : « C’est quoi ton travail ? » Je réponds : « Un travail sur moi-même et c’est déjà pas mal. » Travailler sur ses pensées, ses actes. Même si je suis pas quelqu’un de très cérébrale, mais plutôt instinctive.

Est-ce que vous êtes amoureuse ?

Je répondrai pas (silence).

Dans « Nature Sauvage », vous parlez de la nature.

C’est plutôt la nature humaine. Comme on est nés pour être dressés et formatés.

Parlons de la Nature, de la Terre… Le combat dont tout le monde semble se foutre, mais qui est important pour vous.

C’est quelque chose qui me touche. Et autour de moi, tout le monde ne s’en fout pas. Ça bouge de plus en plus, en France ou ailleurs. Mais on le montre pas à la télé. Pour moi, c’est la base. Excusez-moi de penser aux générations d’après… Le patrimoine universel que nos ancêtres nous ont laissé, c’est la planète, la terre. Je me bats pas pour ma Ferrari. De toute façon, j’ai pas de permis, je m’en bats les couilles… Et puis, c’est pas parce que l’Europe fait la hautaine, que dans le reste du globe ça ne prend pas conscience.

A vous entendre, on a rarement vu des gens qui s’investissaient autant que vous dans ce combat écologique.

J’ai une vision sacrée de la Terre. C’est pas un objet inerte, c’est un être vivant. Elle nous porte tous. Et je l’ai toujours pensé. D’ailleurs, je connais une histoire : « Dans une forêt, il y a un grand incendie. Et il y a un petit colibri qui va à la rivière et ramène une goutte d’eau. Tous les autres animaux se moquent de lui. » Le colibri répond : « J’éteindrai peut-être pas l’incendie tout seul, mais je fais ma part. » Démerdez-vous avec votre conscience. Moi aussi, je fais ma part.

Pourquoi vous le faites ?

Je veux plutôt demander aux gens pourquoi ils le font pas. Pourquoi ça vous touche pas de voir votre planète qui crève ? Pourquoi ça vous touche pas que nos petits-enfants ne verront pas un arbre dans leur  vie ? Pourquoi vous vous battez pour votre putain de pouvoir d’achat quand des gamins crèvent de faim ? Un idéal, si tu l’incarnes, c’est plus un idéal, c’est une réalité.

C’est quoi, votre idéal ?

J’en sais rien. C’est large. C’est tout ça. Qu’on devienne de vrais humains. Mais les gens sont malheureux et tout part du cœur. Les gamins sont en manque d’affection, les adultes aussi. Le système est dur. Y’a pas d’humanité, personne ne t’aide. Tu peux pas être heureux si quelqu’un crève à côté de toi.

La solution, c’est la révolution ?

Je sais pas ce que c’est la « révolution ». Les gens pensent à la « Révolution française », moi je pense à la révolution totale. Une révolution humaine. Si vous parlez d’une révolution bête et méchante, avec des fusils pour virer Sarkozy et prendre l’Elysée, je vais te demander : « A quoi ça sert ? »

Donnez votre définition de la révolution.

C’est le cœur. Créer. C’est l’humanité créatrice. Si tu veux une maison ronde, tu la construis. Si tu veux une cabane dans les arbres, tu la construis. Mais faut créer dans quoi tu veux vivre… Tu niqueras pas Babylone avec le rapport de force. Mais montre aux gens que c’est possible de vivre autrement. Osez créer !

Vous avez réagi comment face aux images des révolutions arabes ?

Ça m’a touchée de voir un peuple uni, qui n’a plus peur. L’audace est une qualité trop rare. Quand on voit que l’armée se met du côté du peuple, c’est beau. Mais faut construire autre chose, autrement.

Ne pas voir les changements, en tant que vivante, ça ne vous dérange pas ?

Je le fais pas pour moi. Je le fais pour nous. C’est pas un combat égoïste. La révolution, c’est un tour autour du soleil. Mais aujourd’hui, on est dans une inertie, y’a même plus ce tour. Alors on devrait faire comme les étoiles : se bouger le cul.

Dans un an, un changement est annoncé. Un changement de président. Vous y croyez ?

Non. Ça changera rien. Je vote plus depuis 2002. Je voterai plus pour une mascarade comme ça. En 2002, j’ai voté pour ceux qui se sont battus pour le droit de vote. Si je vote plus aujourd’hui, c’est pour les mêmes raisons. Parce que des gens sont morts pour ça, pour des idées de démocratie et on ne vit pas en démocratie. Les gens ne sont pas morts pour ça. Y’a plus de politique. Que de l’économie …

Dans « Petits soldats », vous parlez des jeunes des quartiers. Vous avez des termes très forts et très touchants, pour les décrire.

J’en étais une. Ils veulent prouver qu’ils existent. On est dans une société où on ne leur donne aucune place. C’est un cercle vicieux. Tu veux montrer que tu te laisses pas faire, tu vas te battre, trouver de l’argent… Mais c’est biaisé, on sait ça où sa mène… Et souvent, le passé te rattrape.

Et la Marseillaise ?

C’est hard-core, comme musique. « Qu’un sang impur abreuve nos sillons », cette phrase m’avait choquée quand j’étais petite. Même si je comprenais pas vraiment. Quel sang est impur ? C’est vachement nazi, vachement facho de dire ça.

Vous croyez encore en Dieu ?

Oui, je crois en Lui. Pourquoi « encore » ? Il est parti ? Bien sûr, j’y crois.

Sur une page blanche, elle écrit au stylo rouge : « Eloigne-toi de la Haine / Qui nous saute tous au bras / Humanité Humaine / Seul l’Amour nous sauvera. » Et elle dit : « Voilà, j’ai répondu à votre question. »

Keny Arkana est amoureuse.

Discussion : Kenny Arkana, Mehdi Meklat et Badroudine Said Abdallah.

« L’esquisse 2 » de Keny Arkana est dans les bacs et sur les plateformes de téléchargement légales et illégales.

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