Youssouf Fofana c’est un lionceau qui veut devenir roi de la jungle. Cette jungle du crime organisé qui n’a d’organisé que le nom. Celui qui est passé à la postérité sous le vocable de « chef du gang des barbares » est dépeint avec minutie par Morgan Sportès. S’il est à peine camouflé sous le prénom de Yacef, c’est la vérité nue de Youssouf qui se révèle. Mais c’est aussi toute la logique (ou illogique surtout) du personnage qui apparaît crument.

Ici, la mention « toute ressemblance avec des personnages réels ou ayant existé n’est pas fortuite » sied à merveille pour expliquer le cas Sportès. L’auteur de L’Appât a produit un ouvrage similaire sur un fait divers où trois jeunes paumés tuent sans scrupules pour récupérer de l’argent. Coïncidence, ils utilisaient une jolie femme pour séduire les victimes. Il y disséquait déjà la naissance d’une ligne de fracture, celle du basculement irrémédiable de gens ordinaires vers une violence pure  motivée par le gain. Cette frontière entre gens civilisés et ces « barbares » qui nous sont étrangers. Et pourtant c’est cette société qui a enfanté de ces monstres cupides. La volonté de dépecer les mœurs d’une jeunesse désœuvrée apparaît en creux.

Au fil des lignes, le livre nous questionne jusqu’à devenir pesant. La précision de l’écriture avec force de détails donne un léger vertige et achève de rendre réelle cette histoire. Les lieux, les heures, les conversations téléphoniques, les rendez-vous nocturnes, les atermoiements des personnages : rien ne nous est dissimulé. L’installation dans un décor si banal et si familier réduit la distance entre « nous » et « eux », les barbares. L’impuissance nous étreint.

L’affaire Halimi a agité les esprits. Une question s’est imposée : est-ce un crime crapuleux ou le signe d’une résurgence de l’antisémitisme ? L’auteur ne tranche pas vraiment, le récit est presque clinique. Même s’il s’engouffre par touches sur le terrain de l’éthnicisation de ce fait divers. Il souligne assez lourdement l’ascendance de chaque personnage, disséquant son arbre généalogique. Le procédé, sur 377 pages, met mal à l’aise. Et plus encore lorsque Morgan Sportès insiste sur l’appartenance religieuse de chacun.

On sent l’auteur titillé, en insistant sur l’indigence intellectuelle des protagonistes via la retranscription des dialogues par exemple, par l’envie de tirer de cette affaire un croquis d’une jeunesse paumée des quartiers sensibles qui veut « tout, tout de suite ». Quitte à emprunter les sentiers du mal pour y parvenir. Pour autant, le récit ne bouscule pas les certitudes. Peut-être la piste du mélange des deux motifs est-elle la plus satisfaisante. L’attrait de l’argent facile teinté d’un préjugé idiot sur la supposée richesse des juifs motive Yacef-Youssouf. Il semble être habité d’un antisémitisme primaire sans aucune assise doctrinale. Pour essayer de comprendre tout cela, le lecteur pénètre la galaxie de Yacef-Youssouf. Le cerveau de l’opération vit dans un monde de chimères, persuadé qu’on peut « soulever »(enlever) un homme sans conséquences. Le lecteur assiste à la maturation d’un plan bancal.

La reconstitution froide de l’écrivain nous plonge dans les méandres du « gang », où les complicités sont dissoutes tant elles sont nombreuses et éclaboussent le microcosme d’une cité ordinaire de Bagneux (Hauts-de-Seine) avec sa hiérarchie propre. Les grands, les guetteurs, les délinquants, étudiants, livreurs de pizzas, les cas sociaux frappés du vocable honteux de « casoce », les balances, les petites mains, les dealers, les gros bras nerveux venus prêter main forte, le gardien d’immeuble qui met à disposition un appartement vide moyennant quelques billets. Des personnalités qui suintent le désenchantement, l’absence d’avenir et de morale. Des pantins pathétiques fascinés et apeurés par un pseudo leader charismatique qui traîne dans son sillage une légende de gros dur mystérieux aux manières de gangster. Il n’en est rien. S’il se prend pour Al Pacino dans Scarface, Yacef-Youssouf bégaie lorsqu’il est nerveux. Il vivote et est incapable de garder un travail. Il installe son bureau dans un « grec » et utilise un taxiphone pour envoyer des mails à la famille d’Elie-Ilan. Il utilise un téléphone prépayé et lors de ces coups de fils doit recharger son crédit, comme un adolescent.

Pour mener son plan à son terme, il taxe de l’argent à ses parents, sa sœur, ses connaissances. Ces dernières acceptent de financer sans en connaître les détails, une entreprise machiavélique persuadées qu’elles vont être remboursées rubis sur l’ongle sitôt ce gros coup aura abouti. L’ensemble pourtant est loin d’être manichéen. On est pris de pitié pour Tête de Craie, jeune paumé, intronisé geôlier d’Elie. Le costume de brute sanguinaire est bien trop large pour lui. Il se met à pleurer avec Elie pendant sa détention, s’assure qu’il a toujours à manger. Lorsque Yacef, lassé des hésitations de la famille Halimi qui rechigne à payer la rançon, décide de mutiler Elie, photo à l’appui, pour accélérer le versement des milliers d’euros qu’il ne percevra jamais, il charge Sniper de s’acquitter de la mission. Ce dernier, réticent, mobilise la mince intelligence qui est la sienne et se rend dans un magasin de farces et attrapes dans le but d’acheter des capsules de faux sang. Il fait chou blanc. Il entaille Elie avec un cutter sur la joue sur six centimètres. Avant d’acheter avec ses propres deniers un produit antiseptique pour s’assurer que la blessure ne s’infecte pas.

Pour Tête de craie, la mission devient un fardeau trop lourd. Il déserte. Puis se confie à ses parents et à sa petite copine. Incrédules, tous décident de se taire. Tragiquement. L’une ne se tait pas. Mais là encore personne ne veut croire Zelda, l’appât, « le visage de la mort », se vanter dans son internat d’avoir attiré un jeune homme dans un guet-apens moyennant cinq mille euros. La suite est connue. Ilan-Elie se retrouve attaché, grelottant, affamé, pris en otage dans une cave de Bagneux. Yacef-Youssouf ne vient que pour torturer sa victime, lui extorquer des noms et des coordonnées de personnes de sa famille qui pourraient s’acquitter de la rançon exigée.

Ses autres geôliers l’appellent « L’autre », une manière de dépersonnaliser leur otage et surtout de le déshumaniser pour éviter de mesurer la gravité de leurs actes. Ce n’est pas un homme qu’ils séquestrent mais « L’autre ». La lassitude de le garder, de le nourrir, de l’aider à faire ses besoins les gagnent rapidement. Pour le faire taire ils le frappent. Ils se plaignent d’avoir sous leur responsabilité un otage exigeant qui réclame des cigarettes ou de la nourriture. Sans compter que le chef délaisse l’intendance et débloque de moins en moins de fonds pour les dépenses courantes.

Cette somme promise se fait attendre. Les geôliers s’impatientent, Tête de craie s’est volatilisé. Il faut recruter quelqu’un pour le remplacer. Pour ce faire, il puise dans le vivier des jeunes gens perdus de la cité. Yacef-Youssouf repousse sans cesse la fin de la captivité de sa victime. Le « cerveau » du gang décide au bout de trois semaines voyant que la famille Halimi, sans le sou en réalité, n’obtempère pas aux ordres de remise de rançon. Une rançon dont le montant fluctue au gré des humeurs de Yacef-Youssouf, passant de 30 000 à 5 000 euros.

Acculé, craignant les représailles des hommes de main de Bobigny qui l’ont aidé à enlever le jeune vendeur de téléphonie mobile, il décide de relâcher sa proie. On souffle. Puis un coup de folie, de paranoïa traverse l’esprit de Yacef-Youssouf. Dans les bois, il décide d’achever Elie-Ilan en l’aspergeant d’essence car, dit-il, au moment de l’abandonner le bandeau de la victime s’est baissé et il a pu voir le visage de son bourreau. Nous aussi, nous voyons son visage. Celui de l’inhumanité.

Faïza Zerouala

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