J’ai toujours su que je finirais comme ça : tout seul. Assis comme chaque soir à la table de ma cuisine, devant une soupe Knorr et un sandwich à la mayonnaise, j’arrose mon dîner d’un bon cru d’eau courante tiède, mis en bouteille la veille. Les gouttes qui clapotent dans mon évier sont ma seule compagnie. Je suis injuste pour mon frigo, un peu de chaleur humaine émane de tout son être, quand la petite lumière de la portière me sourit la nuit dans l’obscurité de mon abandon.

Un pot de bégonia largué en parachute au dessus du Sahara se sentirait plus entouré. Mon copain papou de quand j’étais petit, est revenu du  coup. Un pédopsychiatre avait pourtant tué notre belle amitié, l’année de ma CE2, en disant ses deux mots à mes parents : ami imaginaire.

Dring ! Magie du destin, on sonne à ma porte. J’ouvre en un clin d’œil de mouche, un humain, un vrai, enfin ! Presque : c’est maman chérie. Se sachant bienvenue – elle vient avec du ravitaillement – elle entre chez moi comme la Croix rouge en Afrique, sans façon et sans s’essuyer les pieds. Plus de sœur sous la main, c’est moi qui vais devoir chiffonner les empreintes d’ours brun que chacun de ses pas dessine sur mon parquet. Sous le pied d’une mère, le paradis, disent les musulmans; moi je dis, du chewgum mélangé à de la terre aussi. Elle peut cracher sur les murs et saloper l’appart tout son saoul, si l’envie lui chante, Mère a tous les droits chez moi. Ses bras qui m’ont porté enfant porte aujourd’hui la vie : une soupe aux lentilles et un Tupperware de riz avec deux morceaux de gigot d’agneau fumants. Elle dépose le tout dans la cuisine, me tape la bise avant que j’ai pu plonger mes griffes sur la tor-tor puis jette un regard de pitié sur mon repas sponsorisé par Gandhi et la mayonnaise de Dijon : « C’est pour ça que tu m’as quittée?! », me lance-t-elle en kabyle.

Oui c’est pour ça.  Il y a trois semaines, bibi il a dit : « Tanguir c’est fini ». Comme un hombre de la vida, je suis descendu de ma chambre, j’ai pris mon courage à mon cou (ou un truc comme ça) et j’ai dis à la madré, affalée sur le canapé devant La Petite maison dans la prairie : « Maman, je veux être comme l’Algérie ».

« Comment ça comme l’Algérie ? », demanda-t-elle, un œil posé sur moi, l’autre sur Walnut Grove…

-« Ben comme l’Algérie : indépendant. Je quitte la maison ».

Mère m’a regardé, elle a regardé Charles Ingals en train de morigéner Laura parce qu’elle a dit Zut à table blasphémant ainsi le repas du seigneur, elle m’a de nouveau toisé puis elle a dit : « Almonzo…Idir pardon. Pourquoi tu veux partir ?! Tu as rencontré une fille c’est ça? ». «Non» répondis-je laconique, laissant un silence de grotte s’installer dans le salon.

Je n’aurai pas dû, mère a flippé : « Ahh !!!! Hurla-t-elle de chagrin, tout en se levant du canapé, j’en étais sûr!! Je le savais fumier ! Pourquoi mon Dieu ?!! Pourquoi moi ?!! Qu’est ce que j’ai mal fait ?  Salopard ! Communiste ! Hippie ! Tu sentais trop bon pour être honnête. Il y a qu’eux qui se lavent tous les jours! Mon fils, écoute, il n’est pas trop tard, je sens le conflit en toi, il y a encore du bon dans ton cœur arc en ciel, quitte le côté obscur..». « Maman, je ne suis pas gay », me suis-je cru bon de lui préciser, de crainte qu’elle tombe dans le coma.

Tout à sa joie de conserver des chances d’avoir un jour des petits enfants, elle réclama une explication : « Mais si ce n’est ni pour une fille, ni pour un homme,  pourquoi tu veux quitter la maison? ».

-« Ben j’ai un peu trente ans…», plaidais-je. Mère me rétorqua du haut de son certificat d’études : « Eh alors ! Alain Prost, il a quitté ses parents à 35 ans !» Je mis quelques secondes à comprendre : « Alain Prost ? Tu veux dire Proust. Il n’est pas parti à 35 ans maman, ses parents sont morts quand il avait cet âge. Moi c’est pas le cas, Dieu merci».

Sans mot dire, cette noble femme me regarda alors comme jamais elle ne l’avait fait, avec toute la tendresse d’une mère. Je suis Kabyle, la tendresse, je ne connais pas ; et maman n’a jamais fermé la bouche de sa vie. J’ai flippé : « Ahh !!! Hurlais-je de chagrin, j’en étais sûr !!! Je le savais ! Kamel (mon grand  frère) avait raison ! Je ne suis pas votre fils ! Vous m’avez trouvé dans la poubelle des Gitans ! Il m’a tout avoué en CE2 ! C’est pour ça que je n’ai jamais réussi à parler votre langue extraterrestre. » J’ajoutai, soudain transporté de joie : «  Ca veut dire que je ne suis pas Kabyle ! Je suis un humain validé ISO 9001 ! Quant à toi bougnoule des montagnes, voleuse d’enfants, dis-moi-moi à quel feu rouge je peux retrouver ma vraie maman ? ».

«Je suis ta mère, Luke», m’assura la seule daronne de tout le Maghreb fan de la Guerre des étoiles, avant de m’assener avec son accent chantant des montagnes : « Bon trêve de sucreries (elle voulait dire plaisanteries), tu as pris ta décision ? C’est infinitif (c’est définitif) ? Tu frimes à la marocaine (files à l’anglaise)? »

« Il le faut maman. Ce n’est pas un cordon ombilical, c’est une Cordillère des Andes qui nous lie. On doit la couper».

-« Un instant, fit Mère, laisse moi peser le poulpe et la croûte (le pour et le contre) de ta décision ». J’ai eu le temps de chercher du pétrole dans mes deux narines avant qu’elle dise : « Eh puis Flunch ! (elle voulait dire flûte) Fais comme tu veux mon fils,  les oiseaux doivent voler sans attraper mousse, comme dit le verbe professionnel (le proverbe). Maintenant pars, laisse moi pleurer… »

Ca me pique les yeux de faire couler les larmes de maman mais j’ai décidé d’être un homme, de couper le cordon bleu qui m’a nourri, de partir loin des miens, en exil, accomplissant le destin de ceux qui sont loin de chez eux : « Là bas Tout est neuf et tout est sauvageLibre continent sans rivage» J’ai quitté Bondy-Sud pour Bondy-centre…

Si je jette un caillou très fort débout sur le pas de ma porte, il atterrit dans le jardin de mes parents. D’ailleurs, c’est pendant qu’il plantait ses topinambours dans son potager que j’ai annoncé la nouvelle de mon départ à papa. Sa réaction différa un tantinet de celle de Mère, moins dans le dramatique, tout dans l’efficacité: « Premièrement, m’appelle pas papa. J’ai qu’un seul fils et il a son permis. »

Père fait le chauffeur de taxi pour les Parisiens depuis le temps jadis, il y a 40 ans. Mon frère ainé a hérité de ses dons pour la conduite. Il s’est fait arrêter au volant de la 405 familiale quand il avait 12 ans, après une course poursuite homérique sur le parking du MC Drive de Rosny 2.  Frérot a réussi a passé la troisième et fait un dérapage à la Starsky et Hutch qui a envoyé dans le décor une voiture de la police municipale. Quand nous sommes partis le chercher au commissariat, Père a offert un cigare à tous les policiers du poste. Assis dans la cage, occupé à se faire un tatouage Malabar sur le bras, le voleur de voiture qu’était devenu mon frère reçu de la main paternelle, l’happy Meal qu’il désirait tant : « Mange mon fils. Aujourd’hui pour toi tout est halal». Jamais vu un homme dire avec autant de fierté « Mon fils est coupable monsieur le juge ! », écrira le procureur de Bobigny dans Le Parisien. L’article est encadré dans le salon, alors que mon BAC S, lui, sert à attiser les braises du barbecue.

Contrairement au frangin, du haut de mes 30 ans, je n’ai jamais touché un volant de ma vie. Je ne sais même pas conduire un caddie. Avoir un fils pareil? La honte suprême pour un chauffeur de taxi. Mon géniteur me regarde tous les matins comme si j’avais couché avec les Allemands. Et au cas où je n’aurais pas encore bien compris ma place dans la société familiale, Papa, entre deux plantages de navets, en rajouta, le jour où je lui ai dit que je partais, une couche Pampers sur mon dos : « Kamel et moi on te l’a déjà dit : on t’a trouvé dans la poubelle des Gitans le soir de l’Aïd ».

Désormais bien mis en jambes, il aborda enfin le sujet de mon exil : «  Deuxièmement : T’appelle ça déménager toi ? Déménager c’est ce que j’ai fait à 17 ans. J’ai quitté famille, amis et pays, les pieds nus dans la neige direction la France, avec pour seule richesse un oignon salé dans la poche arrière de mon pantalon. Enfin mon pantalon… Celui qu’on partageait avec mes 4 frères. Le soir, il servait de couverture pour mes sœurs ou à boucher le toit quand il pleuvait. Ils se sont promenés le cul à l’air deux mois durant avant que j’ai pu travailler assez pour leur en envoyer un chacun. Toi, tu as déménagé à portée d’un  frigo bien garni : le mien».

Ma défense, toute prête, fusa  vif comme le pet d’une vache au pays du haricot : « Je suis né Bondynois, héritier d’Al Bundy, père fondateur de notre cité. On cracherait sur ma tombe si je déménageais en dehors du territoire sacré ».

-« baliverne ! T’as la capacité de locomotion d’une huître ! T’es né con voila tout ! Avec Kamel, ça dû  être la chance du débutant qui a joué en ma faveur. Et tu déménages où exactement à Bondy, enfant du RER ?», me demanda, un brin moqueur, Padre mio.

-« En centre-ville. A côté de la piste cyclable».

A ces mots, père me dévisagea un long moment, aussi méfiant et silencieux qu’un sous-marin soviétique dans la baie de New-York. Mal à l’aise, je n’ai rien fait pour briser la chape d’acier trempé qui s’était brutalement posée sur nos bouches. J’aurais dû dire un truc, Père a flippé : « Ahhhh j’en étais sûr !!! hurla-t-il de chagrin. Fils indigne ! Pourquoi moi ?! T’es un Druide ! Un salopard d’écologique ! Avoue fumier, tu votes les Verts ! Pauvre fou ! Ne sais tu pas qu’ils veulent interdire le diesel, ce don de Dieu ! C’est avec cet hydromel que je nourris mon taxi et que lui te nourrit en retour ! Mais c’est pour ça que tu ne veux pas conduire ! T’es une fiotte, tu ne veux pas polluer. Hippie ! Drogué ! Hitler ! Cycliste!!!!»

Comme j’avais, la trentaine révolue, la flemme de me manger des coups de ceinturon à ciel ouvert, j’ai balancé une boule de ninja qui fait de la fumée en explosant et POUFF !!! Disparition dans ma chambre pour préparer mon déménagement.

« N’oublie jamais d’où tu viens : la poubelle des Gitans ! Pire ! Les Manouches t’ont trouvé dans une poubelle de Marocains avant que je te trouve dans la leur !!!», hurla père du jardin, pendant qu’une fourche de paysan traversa la pièce au dessus de ma tête, au moment où je me baissais pour faire mes cartons.

Enfin mes cartons, je flambe comme le soleil en disant ça : ma vie tient tout entière dans un sac plastique Intermarché. Un vrai sâdhu. Mes bien matériels se résument à un poster de Bruce Lee, une VHS du Bon, la brute et le truand, la bible bondynoise (l’intégrale en DVD de la série Mariés deux enfants, retraçant la vie de notre père fondateur) et une cassette 8 pistes de la Merguez party des Musclés.

J’oubliais mon caleçon Calvin Klein, mais il n’est pas vraiment à moi, je n‘en suis qu’actionnaire majoritaire. On se l’était payé à quatre avec mes potes, il y a des années de ça, du temps où je n’avais pas un zloty bulgare dans la pogne, mais que je voulais quand même faire sexy chocolat devant ces dames. C’est sûr, ça nous avait coûté la peau de la fesse gauche pour habiller la droite : 8 euros par tête de con que j’ai dû cracher pour avoir le même couvre bijoux que monsieur Klein. Je n’en avais pas dormi de la nuit de ma dépense. Pensez donc, le prix de deux kebabs avec frites à volonté chez MAMA GAYA au pont de Drancy. Byzance échangée contre un quart de culotte…

L’investissement fût fort conséquent mais finalement des plus juteux, si je puis dire, car il arrivait que l’un de nous aille voir le loup certains soirs de pleine lune. Et comme les meufs de nos jours, elles se mettent 150 euros de dentelles sur les ballons et la croupe, ça devenait plus du tout sérieux de montrer notre bête du Gévaudan empaquetée dans un caleçon rideau vendu par huit à Clignancourt au prix d’une demi baguette, le tout  fabriqué avec du coton coupé aux poils à gratter, tellement le tissu te démange le cul même quand il est propre.

Le souci, c’est que notre slip de bourgeois s’est vite fait un nom, il commençait à être connu dans le milieu. Une donzelle qui avait un peu fait le tour du coin, comme qui dirait, s’est aperçue de la redondance du motif. Cette garce a bavé comme un chiard affamé, en gueulant nos noms si fort sur tous les toits de Bondy, que notre tontine vestimentaire a fait la Une des gros titres Facebook.

Nous, on ne voyait pas le mal. Malgré le concept, on n’est pas des bêtes. On se le lavait à l’Air Wick, l’uniforme, avant de le refiler aux copains du régiment les soirs de bataille. Que voulez-vous, on n’est dépassé. Les femmes se lavent tous les jours avec du Baume Roger Cavaillès, c’est l’air du temps. La technique du quatre-quarts adaptée au slibard, ça coupe un peu le bon tempérament de ces bourgeoises.

Comme l’affaire faisait jaser toutes les soirées pyjamas du comté, on a dû mettre notre caleçon du kolkhoze à la retraite en même temps que nos vies sentimentales. «Les 4 slipquetaires» qu’elles nous appelaient les meufs, en nous jetant des cannettes de coca vides en visant la tête, chaque fois qu’on essayait de les aborder.

Le bon vieux temps des amours aurait dit maître Pagnol. Quelle évolution. Avant j’avais un slip pour trois (plus malin que les autres, le quatrième larron m’a vendu ses parts avant que la bulle internet n’explose sur nos réputations), maintenant j’ai un appartement pour moi tout seul. Plus que mon sac plastique bleu à poser au milieu des meubles déjà montés et je suis chez moi.

-« Papa, maman, adieu !» déclarais-je plein d’émotion, le soir de mon départ, aux deux êtres qui m’ont élevé pendant 30 ans avec amour, abnégation, coups de ceinturon, lancés de claquette, jetés de balais, harissa dans la bouche lorsque  je mentais, et autres tentatives de me perdre trois fois à Carrefour quand j’étais petit.

-« Ca fait 18 jours que tu nous dis adieu ! s’emporta Père. Tu as eu les clefs le 2,  on est  le 20 ! Deux jours pour monter les meubles, trois, pour avoir internet, une minute à tout casser pour faire tes bagages ! C’est bon maintenant, dégage ou va me chercher le pain ! »

Sur le pas de la porte, j’ai compris que cette fois c’était pour de bon, quand mon père m’a donné l’ultime conseil, celui qui permit aux Kabyles de survivre aux plus puissants empires de la planète. De Rome aux Ottomans, tous se sont éteints en échouant à nous asservir, pas parce qu’on est d’indomptable guerriers insoumis, non ! Cachés dans nos montagnes, ces brillantes civilisations ignoraient notre plus grand secret, celui que me transmet aujourd’hui papa: « Un tiers de ta paye pour les charges, un tiers pour tes dépenses personnelles, un tiers mets-le de côté. ». «Coupe le chauffage, mange de l’herbe, va chier chez les autres s’il le faut ou perds le plus moche de tes enfants à Carrefour mais quoiqu’il arrive, fais des économies fiston. »

Père et les 30 glorieuses… Je peux mettre un tiers de mes sous de côté oui, mais pour ça, il faudrait que je me nourrisse à l’aide de la photosynthèse. Le loyer me coûte une côte, mais je serai confortablement installé : deux grandes pièces et un petit jardin fleuri dans une résidence calme. N’empêche, le soir de mon déménagement, j’ai fait trois fois le tour de Bondy avant de rentrer chez moi passer ma première nuit.

La peur avait fait de moi sa pute. J’avais peur oui. Peur de cette nouvelle vie commencée  sans famille, sans chaleur pour m’accueillir le soir, sans cris de joie purs quand mon frère appelle pour dire qu’il est coincé dans le RER, livrant par droit berbère son diner au pillage. Plus de sœurs à qui consacrer sa vie afin qu’elles n’en aient pas, de vie.

A deux heures du matin, mon père me trouva en train de rôder autour de la maison et il lâcha les chiens.  Il les avait empruntés le matin même à la casse au cas où.  Rex Et Everest firent passer mon slip Calvin Klein de la retraite à trépas. Ils agirent aussi sur mon temps au 100 mètres. Je me retrouvai bientôt essoufflé et le cul en lambeaux devant la porte de mon nouvel appartement, 425 mètres plus loin. L’angoisse. Allez quoi Idir ! L’indépendance, c’est comme la première fois, ce n’est pas pour le plaisir, faut juste y passer comme les copains.

La clef pénétra lentement dans la serrure. Sous l’action de mes doigts habiles, elle alla chatouiller la pêne qui émit un doux petit cri. Lentement ma main droite caressa la porte avec tendresse. Le cœur battant, je poussai. Elle résista. Je poussai un peu plus fort faisant participer les hanches, mais toujours rien, je suis tombé sur une coincée. « Allez laisse-toi faire, t’as plus d’expérience que moi. Ne me force pas à utiliser ma carte bleue. Tu ne veux pas passer pour une pute devant les portes voisines quand même? » L’argument fit mouche, un petit coup (d’épaule), la porte s’ouvra, rien qu’un petit pas et…. enfin ! Je m’allumai une clope avant de rentrer, c’était fait : me voila indépendant.

A suivre…

Idir Hocini

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