2:24. La pluie frappe à la fenêtre. Par petites gouttes. Le bitume est trempé. Il fait si froid. Les lampadaires oranges à l’horizon étincellent dans le noir. Le vent fait claquer les volets.

2:43. Il n’y a pas de voiture dans la rue. Tout le monde semble s’être tranquillement endormi. Ni un bruit, ni rien. La nuit coule.

2:58. L’antenne de télévision déconne. La télé se brouille. On n’y voit plus grand chose. Il faut plisser les yeux pour décrypter la gueule d’un inspecteur pourave sur France 2.

3:07. Se rabattre sur l’ordinateur. L’insomnie stagne à la surface. Facebook somnole.

3:16. @Warda_Mohamed, journaliste freelance, publie un tweet avec un lien. C’est le lien d’un live-stream sur la place Tarhir en Égypte. @AlexanderPageSY, activiste politique, journaliste citoyen, filme et diffuse en direct les images de la place Tahrir, où il se trouve.

3:25. Une explosion retentit. Directement, on se retrouve projeté au milieu de cette foule de manifestants. On n’a pas le temps de faire connaissance avec quiconque. D’un coup, tout le monde se met à courir. On les suit à la trace, se masse dans la masse. La voix d’un enfant, sensiblement aiguë, hurle « Allah wa akbar ».

3:34. Les « cartouches » tirées par l’armée sur les manifestants jonchent le sol. Trois jeunes les montrent à l’image. « C’est des armes américaines » clament-ils. C’est le chaos. Il y a toujours les tirs, au loin. Les bombes pètent un peu partout.

3:46. On se croirait dans un jeu vidéo, avec les bons et les mauvais. Mais c’est la vraie vie. Il est 4:46 au Caire.

3:53. @Warda_Mohamed déplore, par tweets interposés : « Le plus insoutenable : AUCUN grand média pour couvrir ça. Ils doivent se sentir abandonnés. Si seuls ».

3:54. On ne sent ni les vapeurs des gaz, ni l’odeur des balles, ni même celle des bombes assourdissantes. L’image se brouille, @AlexanderPageSY court et entraîne quelques égyptiens égarés avec lui. C’est une question de vie ou de mort. Les balles volent et peuvent se loger dans n’importe quel corps.

4:03. Les tirs se mêlent aux klaxons qui se mêlent aux cris. Le bruit est incessant, insoutenable. Mouvement de foule. « C’est ça la démocratie ? » hurle @AlexanderPageSY en courant, portable au poing. « Cours Ahmed, cours ». Il est 05:03 au Caire.

4:10. Au loin, il y a le musée d’histoire. On aperçoit l’immense bâtisse, visiblement intacte.

4:22. Les cocotiers se prolongent dans le ciel sombre du Caire. Le jour se lève difficilement. Les balles se baladent à l’air libre. La voix d’une femme lance un slogan en arabe, tout le monde le reprend.

4:25. @Warda_Mohamed, qui revient du Caire, témoigne par tweets interposés : « Les gens sur place n’ont pas peur. A chaque fois que j’ai posé la question, ils répondaient « Je n’ai peur que de Dieu ». Ils sont prêts à mourir pour leur pays. Rien de plus dangereux qu’un homme qui n’a peur de rien ».

4:39. Une dernière image du Caire. Les images de la rue deviennent floues. Le jour qui se lève à peine, encore trop loin. La lumière qui s’assombrit dans une rue et des passants qui n’arrêtent pas d’hurler en arabe avec rage. La rage d’un peuple face à des militaires assassins. Le portable d’Alexander se coupe. Il n’a plus de batterie.

4:51. Il est 5:51 au Caire. Les visages qui ont défilé cette nuit doivent encore sursauter au rythme des balles qui sifflent sur la place. Certains sont peut être couchés sur le bitume, une balle perdue dans le corps ou le cœur. Certains sont peut être rentrés chez eux, encore blessés et révoltés. Certains y sont encore. On n’en saura rien, des destins de ces gens avec qui on a partagé cette nuit derrière notre écran. On n’en saura rien. On saura juste qu’ils se sont battus avec le poing face aux armes. Et on saura surtout qu’il y a un homme, bel inconnu virtuel, @AlexanderPageSY, qui nous aura fait vivre en direct cette terrible réalité.

6:00. La ondes radiophoniques grésillent. Il est déjà l’heure de se réveiller. Les journaux de radio s’élancent avec, à la Une, les grèves dans les aéroports. Les passagers témoignent, ils sont révoltés. Il est 7:00 au Caire.

Mehdi Meklat et Badroudine Said Abdallah.

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