C’était Byzance, la vie, quand j’habitais chez papa-maman. Depuis que je paie un loyer, c’est devenu le Kosovo. Le premier jour de mon indépendance, j’ai cru que ma cuisine était en panne. Je suis resté une demi-heure devant mon assiette et elle s’est jamais remplie. Je sais que maman faisait des gestes bizarres devant le four avant que ça sente le paprika, mais moi et les tours de magie…

Je vais peut-être vous apprendre un truc, mais la bouffe, faut la payer, et accessoirement la préparer, avant de la manger. N’importe quoi ! Un jour ils nous feront payer l’eau et l’électricité.  A la maison, c’est comme au resto en fait, faut cracher au bassinet pour grailler. Ça s’appelle faire la course-poursuite au supermarché. Tomme de Savoie premier choix, yaourt au bifidus actif, tous les trucs que vous voyez à la télé, c’est fini quand on est indépendant. Je  prenais tout ça au début dans mon caddie, ben j’étais juste-juste à la fin du mois. Il m’a fallu m’arracher un bout de peau de la fesse gauche pour avoir le compte tout rond sur le loyer. Vive L’URSS…

Quand j’ai découvert que mon sac plastique Carrefour était devenu un produit de luxe, je suis allé à ED. Parfait ! C’est dans mes prix. Mais le fromage a un goût de poulet et je suis sûr que mes steaks hachés ont miaulé dans une autre vie. Du coup, j’ai levé un peu le pied sur l’indépendance. Je retourne chez mes parents chaque fin de mois, à partir du 8 à peu près. En plus, en ce moment, il y a des coupures de courant dans mon quartier, je ne sais pas pourquoi.

« C’est quoi ça ? » m’a demandé un jour un ami que j’ai croisé au retour de Lidl. « Ben mes courses à pied… », que je lui réponds. «Un pot de mayonnaise et du pain de mie, ça sent le sandwich dèche tout ça » se lamente-t-il sincèrement. « Allez viens, suis-moi bon à rien. Je t’emmène faire de vraies courses. »

Bondy Nord, à un jet de pierre d’ED, dans le quartier des entrepôts. Mon copain m’amène chez Hyper Pro un grossiste en restauration : « Ça a ouvert il y a pas longtemps, les prix ici sont imbattables ». J’aurais dû dire sésame ouvre toi avant d’entrer, cet endroit c’est la caverne d’Ali Baba du consommateur. Du manger et du buver jusqu’au plafond. Des palettes de boissons de marque, de l’huile, des glaces, des rayons entiers d’escalopes de dinde, et derrière une allée, le rêve : des tonneaux de sauce samouraï et des pièces de viande en forme de cône, ceux qui tournent dans les kebabs !

« Nous à la base ont fourni les restaurants, les pizzerias et autres petites gargotes. Mais l’endroit est aussi ouvert aux particuliers. Comme on vend au prix de gros, ils s’y retrouvent », raconte Samir Directeur Commercial de Hyper Pro, grossiste à Bondy Nord. Grossiste, c’est parce qu’il va fabriquer des gros à force de casser les prix. Petit exemple : je me suis acheté 5 kilos de blanc de poulet pour 21 euros, soit 4 euros et quelques le kilo. Comme je ne sais pas encore s’il faut mettre ça dans le grille-pain ou au micro-onde pour le cuisiner je l’ai apporté à maman. Cette Sorcière bien aimée m’a affirmé qu’elle le tapait à 7 euros le kilo en grande surface, et pourtant chez ma mère, on bouffe bien mais elle fait attention à ses sous.

Et c’est comme ça pour à peu près tous les produits « Les boissons, je les prends ici, les steaks hachés et la dinde pour les casse-croûtes aussi. Quand ils feront les légumes j’irais également ici, c’est moi cher que le Hard Discount et c’est meilleur » affirme un client.

Le système D façon Bondy : « Je me suis payé une voiture, elle m’a couté deux côtes gauches. Même le discount c’était au-dessus de mes moyens le mois dernier, pour certains produits. Je viens ici pour le budget viande » m’affirme mon ami.

On s’y retrouve en effet côté porte-monnaie, à condition de ne pas prendre 500 grammes de steaks hachés. Plus on achète de grandes quantités, moins c’est cher. D’où la nécessité d’avoir un congélo si on ne veut pas manger du beefsteak faisandé. Et puis il n’y a pas les petits trucs, comme les Ferrero Rocher, qu’on peut manger dans les allées de Carrefour en faisant croire aux vigiles qu’on va les payer en tenant ostensiblement l’emballage à la main. « Mais j’en ai rien à foutre des Hollywood Chewing Gum et du Télé Loisirs, me gourmande mon copain, Ce que je veux c’est du concret, un truc qui me tient au ventre après le boulot. »

L’endroit ne fait pas trop roots, il est propre et spacieux, l’enseigne vend même des produits de marque. La cannette de Coca est à 0.38 centimes d’euros mais faut prendre tout le pack. Les particuliers côtoient les patrons de restaurants qui ne semblent pas s’offusquer de voir de potentiels clients fréquenter le même fournisseur : « Tu sais faire un triple-steaks toi ? Tant que tu confondra une casserole avec une raquette de tennis, tu payeras les études de mes gosses », m’a dit avec un sourire mauvais le patron du grec de la gare de Bondy à qui j’ai parlé de cet Euro Disney de la bouffe. Petit détail qui peut avoir son importance : à Hyper Pro tout est Halal.

Bondy, capitale du Hard Discount avec ses deux Lidl et demi. Ces enseignes se sont installées bien avant qu’on parle du phénomène dans les médias et que tout le pays s’ y mette. Mais si je trouve du poisson moins cher à la piscine, j’irai m’y prendre deux barquettes de Capitaine Iglo. On va faire les courses chez le grossiste, parce qu’on a toujours un TGV d’avance sur le reste du pays en matière de survie.  Méfiez-vous  de la prémonition quand on élèvera des poules dans la baignoire…

Idir Hocini

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