L’ambition est de voir dans quelle mesure les constatations effectuées dans le cadre de l’enquête Banlieue de la République – à travers le témoignage des habitants de Clichy-sous-Bois et de Montfermeil – convergent ou divergent par rapport aux résultats obtenus sur une échelle plus large, auprès de jeunes gens auxquels la parole est rarement donnée. Les résultats de cette enquête d’opinion, publiés en avril dernier, ont à leur tour été confrontés à ceux enregistrés auprès d’un panel représentatif de Français ne vivant pas dans des quartiers cibles de la politique de la ville. A cette fin, le même questionnaire leur a été soumis.

Les différences que l’on constate entre les habitants des quartiers marginalisés âgés de 18 à 40 ans d’une part, et les 18-40 ans issus de la population générale d’autre part, illustrent les principales caractéristiques des populations de quartiers marginalisés : une concentration très forte de populations issues de l’immigration, de religion musulmane, qui caractérise ces quartiers jusqu’à la caricature ; l’envie d’ « en être », au travers de la valorisation des marqueurs républicains (vote, diplôme, rapport au Maire) ; la difficulté à « en être », avec l’affirmation de la difficulté à s’inclure dans les réseaux informels de solidarité qui traversent la société (les relations, le « piston ») ; des tolérances et intolérances spécifiques dans leur intensité, mais globalement en phase avec la population générale; davantage favorables à une captation plus forte des revenus des riches au profit des pauvres, mais aussi moins favorables à la diminution du nombre de fonctionnaires ; moins tolérants sur le caractère acceptable de l’homosexualité comme mode de vie, de même que sur l’idée que les femmes puissent avoir des rapports sexuels avant le mariage (sans différence entre l’opinion des hommes et des femmes) ; en phase avec la population générale sur l’attitude concernant l’idée que les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment ; moins favorables à l’idée de rétablir la peine de mort.

Une proximité politique qui place résolument ces populations à gauche, très peu à droite, mais aussi marquée par une certaine insatisfaction vis-à-vis de l’offre politique actuelle. En pratique, à l’occasion de la campagne présidentielle de 2012, cela se traduit par une proximité plus faible avec des personnalités de droite ou d’extrême-droite, mais aussi avec des candidats moins souvent connus mais davantage  marqués à gauche (Jean-Luc Mélenchon ou Eva Joly). La particularité de ces quartiers tient d’abord et avant tout à sa concentration de populations faiblement représentées dans la population globale.

Un rapport à l’école « paradoxal » : une forte confiance dans l’école (80,4 %) mais une insatisfaction face à celle-ci car y persistent de fortes inégalités. Une conscience aiguë des inégalités : disparité dans la qualité de l’offre éducative, enjeu exacerbé du choix de l’école, sentiment que les enfants en difficulté ne sont pas suffisamment aidés. Des attentes fortes tournées vers une amélioration globale du système (exemple : apprendre l’anglais à l’école primaire) et l’accès pour quelques-uns aux filières les plus valorisées (exemple : réserver des places dans les grandes écoles).

Dans le rapport à l’emploi, les réponses sont très polarisées. Le diplôme et les relations sont perçus comme très importants (60 % des répondants les estiment nécessaires pour trouver un travail), par opposition à la chance ou l’effort, avec respectivement 30 % et près de 40 %. En filigrane,  en l’absence de diplôme et de relations, il est très difficile pour les enquêtés d’espérer obtenir un emploi.

Concernant le rapport au religieux. Une majorité relative de musulmans dans l’échantillon (environ 48 %). Près de 27 % des répondants se déclarent chrétiens et 16,8 % « sans religion ». A la question « Avez-vous le sentiment d’accorder plus d’importance, autant, ou moins d’importance qu’avant à la religion ? » : 30 % accordent plus d’importance qu’avant à la religion, 30 % autant qu’avant, 30 % moins qu’avant. A la question « D’habitude, allez-vous à un office religieux ? » : 20 % affirment être des pratiquants « réguliers » (au moins une fois par semaine). Ils sont 47 % à se dire non pratiquants et peu pratiquants (seulement à l’occasion de grandes fêtes).

Un niveau de défiance globale relativement élevé sur plusieurs sujets. La confiance envers : l’école (80,4 %) ; la police (53,4 %) ; la justice (50,7 %) ; les médias (29,7 %) ; les responsables politiques (25,3 %). Une défiance corrélée à une faible confiance interpersonnelle (70 % des répondants considèrent que l’on doit être prudent et se méfier des autres plutôt que de leur faire confiance).

42 % des enquêtés déclarent ne jamais subir de discrimination dans leur vie quotidienne. Or, à la question posée sur les raisons ayant conduit à des situations de discrimination, 52 % des répondants indiquent avoir déjà été discriminé pour au moins deux raisons et 33 % seulement ne citent aucun critère de discrimination. Les facteurs de discrimination invoqués, par ordre d’importance décroissante sont les origines, le quartier, la couleur de peau, la religion, le nom, l’âge, le genre et l’orientation sexuelle. La réponse « quartier » atteint un niveau élevé, à savoir 24 % (items non exclusifs). En combinant les réponses aux deux questions, ce ne sont plus que 28 % des enquêtés qui déclarent n’avoir jamais été victime de discrimination.

Une majorité des personnes interrogées dans ces quartiers continue de plébisciter l’idéal républicain universaliste. En effet, ils sont 63,5 % à considérer comme plus important le fait de traiter tous les français de la même manière  contre 36,5 % qui pensent nécessaire en priorité de corriger les effets des discriminations. Un niveau assez faible d’intérêt pour la politique (à peine 46 % des répondants disent s’y intéresser). Mais, malgré les caractéristiques de la population ciblée (notamment son plus faible niveau d’éducation), ce résultat peut être nuancé. En effet, dans la population générale, le niveau d’intérêt pour la politique atteint environ 55 % selon l’enquête « Dynamiques politiques TRIELEC 2012 ».

Enfin, on constate un regard relativement critique sur le fonctionnement de la démocratie (seuls 42 % des répondants estiment que la démocratie fonctionne « très bien » ou « assez bien »). Une affiliation partisane fortement marquée à gauche ; des partis de gauche qui attirent même les personnes qui se classent à droite. Des attitudes culturelles plutôt conservatrices, mais sans positionnement « autoritariste ». Ces attitudes sont constantes depuis de nombreuses années. Elles étaient déjà présentes à l’époque dans les milieux ouvriers (Cf. Stéphane Beaud et Michel Pialoux sur la condition ouvrière). Habituellement,  les banlieues sont présentées comme adhérant massivement aux idées de gauche. Cela correspond à une image déformée et excessive. Les habitants s’identifient à une composante de l’échiquier politique en fonction des thématiques économiques et à travers le rapport à l’immigration et aux discriminations (cf. enquête RAPFI, 2005). Les banlieues sont « plus à droite » qu’on ne l’imagine souvent, mais elles sont aussi nettement « plus à gauche » que le reste du pays. Toutefois, il ne faut ni sur-interpréter les positionnements droite/gauche, ni les comportements politiques effectifs à partir des mesures d’attitudes.

Nordine Nabili

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