Depuis que Issam sortait avec Cyrine – cela faisait presque un an- il n’était plus le même. Il cédait tellement à tous ses caprices que sa mère l’appelait désormais « Lassie » : « Pourquoi chercher compliqué? Il ne lui manque que la laisse » répétait ma tata, qui avait intercepté des textos, et pas par hasard, croyez-le bien… D’ailleurs, elle ne se gênait pas pour humilier son rejeton publiquement : « Elle t’a promené aujourd’hui? Au fait, elle t’a vacciné? ». Il ripostait, tant bien que mal : « Tu connais la signification du mot amour ? Je l’aime comme la prunelle de mes yeux, comme toi tu aimes Papa ». Elle le toisait avec dédain :

J’ai envie de te frapper avec quelque chose de contondant. Ou de laisser tomber un truc très lourd sur la gueule. Je ne sais pas trop en fait.

Le couple battait néanmoins de l’aile. A mon insu- croyez le bien- j’avais à mon tour surpris une conversation la nuit dernière :

– Je te largue Issam, tu n’es pas à la hauteur.

– C’est exactement ce que je me suis dit hier matin. Je ne te mérite pas. Mais s’il te plaît, ne me quitte pas.

– Je vais réfléchir.

– Je ne dormirai pas tant que tu ne m’auras pas donné de réponse.

Évidemment, il s’était endormi quelques minutes plus tard. Mais s’était réveillé mal luné. Pataud, le visage blême. Mon oncle Mohamed, chez qui nous avions dormi, avait dégainé direct : « C‘est quoi cette gueule, tu viens d‘apprendre que t’avais le Sadi [Sida Ndlr]? ». J‘y allai de manière moins abrupte : « J’ai tout entendu Issam hier soir. Ça va aller cousin, il n’y a pas qu’une seule fille au Kef ». J’ai craint un moment qu’il ne me saute dessus avec ses gencives jaune-fluo, qui n‘étaient pas pour me rassurer : « Tu rigoles? T’as vu la manière dont je l’ai domptée? J’ai pris le dessus-là. Nourris-toi de moi cousin ».

Je lui proposai d’aller prendre le petit-déjeuner au Baroque, le café kitsch de la ville, où Issam avait ses habitudes. Sur le chemin, il n’avait parlé qu’une seule fois. C’était à l’épicier :

– Mon frère, mets-moi une bouteille d’eau glacée. Quelle chaleur!

– Désolé, mon frigo ne marche pas. Donc, selon mes calculs, l’eau est chaude. Je t’en mets une?

– Nan, c’est moi qui vais t’en mettre une! Je fais quoi avec de l’eau chaude? Je me douche avec?

– Ta gueule

– Ramsès arrête de me tenir, laisse-moi l’éduquer. Je vais me le faire.

Je ne le retenais pas du tout. En fait, c’est lui qui était agrippé à ma chemise. Il avait très bien compris que physiquement, l‘épicier lui briserait la gueule comme une vulgaire biscotte. Ultime solution pour le consoler, je lui proposai de descendre à Tunis avec Habib, notre voisin. « Faut que je décompresse, on y va » murmura-t-il, la gorge nouée.

Habib nous avait rejoints à la gare. Avec tact : « C‘est vrai que Cyrine va te larguer ? ». Issam était devenu violet. Je le giflai : « Ca va, c’est pas Miss Monde ». Habib profita de l’occasion pour en glisser une : « Elle est quand même particulièrement moche, faut quand même que tu le saches ». Nous avions grimpé dans un louage. Issam avait fini par s’endormir. Habib, lui, trifouillait mon téléphone portable :

– Elle est superbe la fille de la photo. Je suis amoureux

-C’est un homme Habib…

J’admirais les paysages magnifiques que nous arpentions à toute berzingue. J’interpellai d’ailleurs le chauffeur sur le spectacle exceptionnel qui s‘offrait à nous. La beauté sensationnelle  de cet ouest tunisien, largement abandonné : « Il y a vraiment moyen de faire du tourisme vert ici ». Il ne me calculait pas. Off, il est concentré, c’est bon signe. Une heure plus tard, il me tapota la cuisse : « Oui, tout à fait, du tourisme vert ». A notre arrivée à Tunis, il compléta sa réponse : « Le tourisme vert, c’est bien ».

Le jeune homme assis près de moi était plus réactif. Moins épisodique: « Il faut redéfinir le tourisme. La Tunisie regorge de richesses, d’initiatives. Il faut encourager les touristes à mieux comprendre le pays. ». Habib était ingénieur en électronique. Il avait pas mal baroudé. La France, l’Italie, la Turquie : « J’ai travaillé quelques années en Europe. En 2011, je suis revenu chez moi. La Tunisie avait besoin de moi. Je touche mal, les conditions de travail sont pourries mais je suis si heureux chez moi ». Nos routes se séparèrent à la gare de Tunis. Il m’avait laissé son numéro. « Au cas où mon frère ». Je n’y manquerai pas.

Nous déambulions maintenant sur l’Avenue Habib Bourguiba, en plein cagnard. Habib- le voisin, pas Bourguiba- nous avait lâchés sans aucune vergogne : « J’ai un plan et je ne veux pas vous avoir dans les pattes. Vous êtes trop laids ». Il faisait terriblement chaud. Issam reprenait des forces après le choc qu‘il avait subi. Il était (presque) en pleine forme : « J‘ai envie de me rouler dans l‘herbe, mais à poil». Il avait même défini le programme : « Regarde cousin, on se prend une boisson, on va voir notre cousine Monia et on se fait un petit restaurant. On repart demain au Kef. Tranquille ». Ok, je valide.

16h02. Le plan tomba à l’eau. Dans le tramway tunisois, Issam se souvint que le lendemain, à 9h, il avait un oral à l’école des infirmiers…au Kef.  « Nan, mais tu as raison, insulte-moi ». Il faisait encore plus chaud qu’il y a une demi-heure. Il me supplia de repartir avec lui. Je l’envoyai paître. Quelques minutes plus tard, je recevais un appel de sa mère : « Je te confie mon fils. Il m’a dit qu’il était malade le pauvre. Ramène-le moi s’il te plaît ».

Demi-tour donc. Issam était tout sourire : « Ah ces aventures. Demain, on remet ça». 20h, Le Kef. Je m’affalai près de mon oncle Mohamed. Je lui racontai mes péripéties : « J’ai demandé un test ADN pour savoir si Issam était vraiment de la famille. ». Au même moment, je recevais un message de lui : « Tu vas rire, mon entretien, c’est la semaine prochaine. Mais c’est rien. J’arrive, je passe te chercher, je t’invite où tu veux. » Je n’avais pas répondu, par peur de déraper.

Quelques minutes plus tard, il débarqua. « Bon tu veux pas sortir, on reste ici ». Le sommeil me fuyait. Les conneries de mon cousin y étaient pour beaucoup. Il avait ramené l’intégrale du « Parrain ». Pourquoi pas. J’avais presque retrouvé le moral. Mais c’était écrit, c’était une journée de m…Issam s’était encore trompé : « C’est pas grave si c’est Titanic? C’est en serbe, mais c’est sous-titré en italien. T’inquièèète tout s’arrange. »

Ramsès kefi

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