Depuis ce weekend, tous les yeux sont rivés sur la capitale culturelle turque. Le soulèvement populaire de la place Taksim n’est pas sans rappeler la place Tahrir. Mais pour Anil Çiftci, porte-parole du DIDF (Fédération des Associations de Travailleurs et de Jeunes), il ne faut pas tout confondre.

Jeudi 30 mai, au soir, dans les rues d’Istanbul, la situation dégénère. La police répond de manière violente à des manifestants pacifistes qui veulent empêcher la destruction du parc Gezi sur la place Taksim (arrestations musclées, bombes lacrymogènes…). Cet événement représente la goutte d’eau qui fait déborder le vase de la population turque : l’opinion publique prend la défense des manifestants. S’en suit alors une nuit blanche durant laquelle les manifestants occupent des places importantes d’Istanbul afin d’éviter la destruction de ce parc. Cependant, une nouvelle fois la police n’intervient pas de manière tendre, elle va jusqu’à blesser un député de l’opposition.

Le lendemain, la situation s’envenime : de nombreux manifestants (communistes, étudiants, socialistes, militants d’extrême-droite…) souhaitent occuper la place Taksim, comparable (d’un point de vue symbolique) à la place de la Bastille en France. Une fois encore, la police de la capitale culturelle turque dérape : bombes lacrymogènes à ne plus en finir, jet d’eau sous haute tension ou encore violences policières causant de nombreux blessés, dont une égyptienne touchée en pleine tête. Dès lors, les réseaux sociaux s’enflamment et jouent un rôle crucial dans le conflit car utilisé majoritairement par des jeunes, et permettant aux citoyens de s’exprimer sur l’espace public (nous pouvons, par ailleurs, une fois encore, remarquer que les réseaux sociaux forment un pilier des contestations populaires). Les partis présents tentent alors de s’emparer de ce mécontentement populaire pour protester contre le parti islamo-conservateur au pouvoir, et en particulier, contre le premier ministre turque, Recep Tayip Erdogan.

Les médias remarquent par ailleurs la forte influence des étudiants en raison de la grande autonomie des universités de ce pays, mais aussi en raison des 4 000 universitaires enfermés dans des cellules pénitentiaires pour des motifs politiques.

« Nous aurions pu prévoir ces débordements. Lors des élections municipales de 2009, l’AKP (“Adalet ve Kalkınma Partisi” ou “Parti pour la justice et le développement”, parti politique actuellement au pouvoir) a fait 41% et 47 % lors des élections législatives de 2011. Erdogan a profité d’une opposition molle pour ignorer les contestations des autres partis politiques », affirme Anil  Çiftci, porte-parole du DIDF, Fédération des Associations de Travailleurs et de Jeunes (DIDF), (NDLR : une association de travailleurs et de jeunes issus de l’immigration originaire de Turquie).

Anil insiste sur le fait que plusieurs partis étaient présents lors de la manifestation. Les étudiants, qui expriment leur mécontentement vis-à-vis du pouvoir en raison des universitaires emprisonnés pour des raisons politiques , souhaitent aussi éviter la main mise de l’état sur le monde de l’enseignement supérieur. Les kémalistes (ultranationalistes turques) quant à eux manifestent pour protester contre le nouvel ordre que souhaite installer l’AKP : celui de « l’hyper-présidentialisation » du régime. Les laïques manifestent pour exprimer leur opposition à l’islamisation de la société petit à petit (récente interdiction de la vente d’alcool après 22 heures, construction d’une immense mosquée au cœur d’Istanbul, alors que le pays compte déjà plus de mosquées que d’école ou d’hôpitaux, interdiction pour les hôtesses de l’air de Turkish Airline de mettre du rouge à lèvres…) Enfin, du côté des écologistes, les revendications se montrent en opposition à un pays qui connaît une croissance économique exponentielle, au détriment de la nature, comme le prouve le projet de construction du plus grand aéroport au monde sur une zone officiellement protégée.

Le retrait de la police de la place Taksim samedi après-midi symbolise-t-il une victoire de la rue sur le gouvernement ? A cette question, Anil répond d’un oui catégorique. « C’est une victoire dans la mesure où Taksim est une place symbolique. De plus, Erdogan a méprisé les manifestants et a surenchéri dans la violence en disant « Si les manifestants réussissent à rassembler 20 000 personnes, alors j’en réunirais 200 000 ! » N’est-ce pas un appel à la guerre civile ? Mais ce n’est pas la première fois que le premier ministre menace son peuple, lors d’une manifestation d’extrême-gauche, Erdogan avait menacé de ramener « ses jeunes ».

D’après de récents sondages, Erdogan est l’homme politique le plus apprécié par la population turque. Cependant, lorsque je demande à Anil si ce genre de contestation était jusque-ici inédit, il me dit que non. Par exemple, le gouvernement a refusé aux syndicats et aux partis politiques de gauche de fêter le premier mai sur la place Taksim, prétextant des travaux en cours. Mais le matin du premier mai, les manifestants ont tenté de forcer l’entrée, et déjà la police s’était deployée pour répondre aux manifestants, tuant 20 civils. Le porte-parole du DIDF évoque aussi le fait qu’il y a deux ans, les kémalistes se sont regroupés dans toute la Turquie, organisant des meetings conséquents avec pour mot d’ordre le fait que l’AKP était en train d’islamiser la société et que la Turquie créée par Mustafa Kemal était mise à mal. Mais selon Anil, le mouvement auquel nous assistons aujourd’hui est unique de par l’intensité, le nombre et le soutien de l’opinion publique. « Du moins, nous n’avons pas vu une telle mobilisation depuis au moins 30 ans »,  c’est-à-dire depuis le coup d’état du 12 septembre 1980.

Je demande alors à mon interlocuteur si nous pouvons dire que ce soulèvement populaire représente un « Printemps turc ». « Selon moi, plusieurs choses différencient les deux mouvements. Tout d’abord, les gouvernements des pays arabes de l’époque n’étaient pas des démocraties libérales. En Turquie, plus qu’un printemps, c’est une convergence d’idées de la population qui en a ras-le-bol du pouvoir. Ça ne veut pas dire que la population souhaite changer de régime. Elle veut juste remplacer les gouvernants. De plus, lors des révolutions arabes, les mouvements populaires étaient plutôt poussés par les mouvements islamistes comme en Égypte avec les Frères Musulmans. Chez nous, c’est plutôt l’inverse ».

Selon Anil, d’un point de vue économique, le pouvoir en place a rempli sa part du contrat. Il me décrit un « capitalisme vert », c’est-à-dire économiquement capitaliste, et sociétalement islamiste (notamment avec l’application de la Charia). Cependant, le porte-parole du DIDF constate que d’un point de vue social, le gouvernement aux commandes du pays fait face à de nombreuses contestations (demande de laïcisation de la société, contestations écologistes…)

Sur  l’issue du conflit, Anil pense qu’Erdogan n’est pas prêt à lâcher du lest ni à faire le premier pas pour laisser place à une conversation politique. Ainsi, nous ne pouvons envisager un conflit court même si les violences venaient à diminuer. « Cependant, certains groupes marginaux d’extrême-gauche ou de kémalistes tentent de s’emparer de ce mouvement. Ces tentatives de captation risquent de mettre à mal ce soulèvement populaire car les manifestants tentent, au contraire, de rassembler le plus de personnes possibles, sans pour autant appartenir à un parti politique précis. De plus en Turquie, les partis politiques sont représentés de façon caricaturale par leurs opposants, ce qui entraîne un rejet de la part de la population n’adhérant pas au parti caricaturé. Il y a alors un risque que les manifestants ne souhaitent pas s’y voir mêler. Cependant, quoi qu’il arrive, le gouvernement en place a perdu une bataille : il n’y avait jamais eu de mobilisation aussi importante depuis leur arrivé au pouvoir car l’opposition était trop molle et ne répondait pas aux attentes populaires, se contentant de faire de « l’anti AKP primaire », sans programme sérieux derrière ».

Le soutien du gouvernement turc aux rebelles syriens reflète-t-il le désir de posséder un pays transfrontalier avec un pouvoir islamiste ? Pour Anil, il est clair qu’Erdogan affiche ouvertement son soutien aux rebelles, que ce soit en les accueillant au sein de son territoire ou en les aidant d’un point de vue logistique. Mais le porte-parole du DIDF émet par la suite l’hypothèse selon laquelle ce positionnement résulterait plus d’une politique de collaboration avec les Etats-Unis. Ceci dans le but de couper toute relation entre l’Iran et le Hezbollah libanais, et par conséquent, les isoler, afin de pouvoir abattre le dernier régime qui faisait parti de ce que George Bush avait qualifié « d’axe du mal ».

Pour finir, je demande à Anil si les touristes courent un risque en allant en Turquie. Selon lui, la sécurité des étrangers n’est pas menacée directement par les manifestants qui sont, pour la plupart, ouverts, diplômés et comprenant l’importance cruciale du tourisme pour l’économie turque. Le problème vient principalement, d’après mon interlocuteur, du risque d’un mouvement social d’envergure pouvant paralyser tout le pays. « Nous risquerions alors de voir des touristes bloqués dans les aéroports, des hôtels pas approvisionnés en matières premières… »

A propos de ces manifestations violentes qui se sont emparées de tout le pays (d’Istanbul à Ankara), le ministre des affaires étrangères turc, Ahmet Davutoglu, a déclaré que « les manifestations vont nuire à l’image de la Turquie ». Cependant, d’après les témoignages et les reportages qui nous parviennent, ce sont davantage les violences policières qui entachent la carte postale que représente  la Turquie. C’est ce que me confirmera d’ailleurs Anil à la fin de la conversation en me lâchant avec un sourire « Le plus dangereux pour les touristes, ce sont les policiers : turcs ou pas, ils dégainent ! »

Tom Lanneau

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