Les blogueurs racontent, à leur façon, leur -Né quelque part-, à l’occasion de la sortie du film de Mohamed Hamidi. Dans les salles depuis mercredi dernier.

Mon balai fait voler la poussière accumulée depuis trop longtemps dans la trop grande cour qui m’a vu grandir, mon frère n’est pas loin, balayant une autre partie et mon père, casquette « Fiat » bleu usée vissée sur la tête, veille au grain, l’œil méfiant. De grandes rafales de seau d’eau teintée de Javel énergiquement jetée, il frotte la mousse ancrée sur les pavés, de son balai brosse, nerveusement. Silencieusement. Mon frère et moi nous observons de loin, complices, sûrs de nous. Cela fait un an que mon père arrondit nos fins de mois en s’occupant de l’entretien des bâtiments situés dans une grande cour toute en longueur, abritant un peu moins d’une dizaine d’immeubles de 5, 6 étages.

Âgés de 13 et 15 ans, nous aussi arrondissions les fins de mois, ce qui provoquait la fin de nous, comme dirait les jeunes d’aujourd’hui.  La cour, qui est en fait une ancienne ruelle, appelée à l’époque « passage du Roi Soleil » est classée quelque chose par la ville de Paris et on ressent à travers les ordres de mon père que la monarchie absolue est toujours d’actualité. Que c’est lui le roi de sa cour. Et qu’il n’hésitera pas à sacrifier l’un de nous sur la potence, au milieu de la cour publique, devant les voisines perchées  sur leur balcon, si on fait un mouvement de trop. D’ailleurs, c’est sa punchline préférée, celle qu’il nous chuchote rageusement, ses quatre dents serrées, la mâchoire contractée de seum, son fulguropoing blanchi par ses phalanges tendues, quand il passe à côté de nous : « Fais même pas de cinéma, tout le monde nous regarde ».

Personne ne nous regardait, tout les dimanches, de 14 heures à 19 heurs, avant« Walker Texas Ranger » et après « Video Gag ». Tout le monde s’en foutait.
Sauf nous. Mon grand frère et moi. On était super saoulés de se faire exploiter tout les dimanche, mais on n’avait aucun champ d’action, aucun droit à quelque revendication, quelle qu’elle soit. Alors, ce dimanche, on avait établi un plan. « Vers 15 heures, parce qu’avant c’est trop cramé, tu vas faire semblant de t’évanouir. Près des poubelles. (Nous avions déjà le sens de la mise en scène). Comme ça, on pourra remonter à la maison, je dirai que je dois te surveiller pour pas que tu t’évanouisses une deuxième fois », m’avait dit Amar, qui m’envoyait toujours au charbon, avec beaucoup de bienveillance.

Mortel. « Trop bien », m’étais-je dit. J’étais déjà une « drama queen », à l’époque et j’étais prête à tout donner pour gratter un après-midi de répit et briller devant les yeux de mon alter ego. Le plus fou, c’est que à aucun moment, nous n’avions doute que ça ne puisse pas marcher. Pas une seconde. Mon frère et moi nous observons de loin, complices, sûrs de nous. Mon père rode mais il ne sait pas le plan machiavélique qui se prépare sournoisement.

C’est le moment. J’avance, balai en main, tête baissée, vers les poubelles. La poussière vole autour de moi, mes yeux piquent, mon cœur bat fort, je suis deter’.
Amar me regarde, hoche la tête. Papa est à côté, c’est le moment. Je  m’effondre, théâtrale. Reste à terre, les yeux mi-clos. Moment de flottement. Rien. J’ouvre un œil, c’est chelou. Amar me fait de grands gestes. Mon père n’a rien vu, il s’est cassé au dernier moment.

« Relève toi, refait, enchaîne, enchaîne, quand il es là, enchaîne ! », me souffle-t-il, la voix paniquée. Putain, c’était pas dans le plan ça. Je me relève en deux secondes, reprend mon balai, je suis dégoûtée, le daron arrive. J’improvise, en panique, je sais plus quoi faire. Je m’écroule une seconde fois, je me bute l’épaule au passage, je ferme les yeux, je simule.Quelques secondes passent.

Je me souviens de mon père me regardant giser par terre comme un véritable déchet humain, son visage rouge de colère, ses narines fulminantes tel un taureau des cartoons, de sa main rugueuse et cornée arrivant vers moi et de mon élan de survie, le bond que j’ai accompli et mon frère incrédule devant le scène, me tournant violemment le dos, mort de rire à en crever, se cassant les côtes.  J’avais 13 ans et à cette époque, c’était les seuls contacts que j’avais avec celui que je surnommais « Chacha ». Mais pas le seul lien.

D’aussi loin que je me souvienne, tout les matins, midis, soirs, je me réveillais en musique et chez nous, le son c’était comme le reste, toujours à fond. Bercée au Oud, au Chaabi, mon père le dur se transformait en guimauve, minaudant comme une jeune fille sur les sons tragico-romantique d’un Farid El Attrache ou d’une Oum Kheltoum en mode « j’assume et vous allez tous kiffer puisque je kiffe, bande de maudits gosses mal élevés ».

Il ouvrait grandes les fenêtres, et balançait son son comme Cut Killer dans « La Haine » et la porte de l’appartement n’était jamais, jamais fermée. Tout, d’un tabouret au coin d’une table, d’une assiette à un évier, se transformait en derbouka portative. Je revois ma mère danser dans le salon, les joues rosies d’une émotion non feinte, ses hanches trembler, digne d’une Samia Gamal, les yeux brillants, les cheveux fous. Mon père chanter les yeux mi-clos, des grands gestes et des tremblements dans la voix de dramaturge égypto-syrianno-lybanais. Je regardais ce spectacle envoûtée, fascinée de voir la spontanéité d’un homme si pudique, si « bonhomme » au quotidien, la féminité et la joie d’une maman qui n’était pour moi que l’incarnation de la maternité, et celle aussi de la pudeur.

C’était donc ça, la passion. La musique comme l’effort, je suis née et j’ai grandi dedans. Plus tard, je suis devenue danseuse professionnelle et lorsque je me suis blessée, non pas un genou mais une cuisse à terre, je me suis relevée. J’ai repris mes études et j’ai monté ma boîte. Et parce que la poussière vole toujours autour de moi, j’ai toujours mon balai, histoire de mettre des balayettes. Sauf que cette fois, je ne simule plus et ne fais pas semblant de tomber. Si c’est toutefois le cas, je tombe 7 fois et me relève 8 fois. Et le sens du rythme de mon père est toujours intact. Les hanches de ma mère aussi.

Hadjila Moualek

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