C’est de la banlieue lyonnaise, à Venissieux et plus précisément dans le quartier résidentiel des Minguettes que l’idée « d’une longue marche » a émergé en 1983. Partie d’une poignée d’hommes à Marseille le 15 octobre, la Marche pour l’égalité et contre le racisme a rapidement pris de l’ampleur, et le 3 décembre, ce sont près de 100 000 marcheurs qui défileront dans la capitale.

Le 21 mars 1983, la police intervient dans la tour n°10 des Minguettes, dans la banlieue lyonnaise. Deux affaires sans rapport l’une avec l’autre, dont la juxtaposition va faire croire à une « attaque policière » coordonnée. Le quartier va s’enflammer. La première est relative à un cambriolage. Des objets volés dans un magasin de fourrures seraient entreposés dans la tour. Trois cents habitants, mères de famille comprises, se sont rassemblés pour protester contre ce qui est vécu comme intrusion policière. Parallèlement, un jeune est contrôlé en bas d’une tour. Les policiers l’emmènent près de la voiture pour procéder au relevé de son identité. Les habitants pensent qu’on l’emmène au poste.

La coïncidence des deux interventions de routine crée une atmosphère délétère. Les policiers sont victimes de jets de pierres et de barres de fer. Le préfet de police Bernard Grasset retire les agents en place, sous les critiques de la presse. Il est accusé de « laisser le territoire aux voyous, alors qu’il s’agit d’un repli stratégique » selon le sociologue Abdellali Hajjat, auteur de La Marche pour l’égalité et contre le racisme, (Éditions Amsterdam).

Une manifestation se tient devant l’Hôtel de ville de Vénissieux pour protester contre les exactions policières. Plusieurs jeunes de Monmousseau, un sous-quartier des Minguettes, entament une grève de la faim le 28 mars 1983 pour obtenir une commission d’enquête sur l’action de la police dans les quartiers, le droit au logement et au travail. Toumi Djaïdja est parmi eux, soutenu par le père Christian Delorme et le pasteur Jean Costil, futurs marcheurs, tous les deux liés à la Cimade et engagés en faveur des immigrés. C’est une manière de « désarmer symboliquement la police ». Mieux, cette action pacifique permet aux jeunes de sortir de l’image de délinquants et empêche l’intervention de la police dans un local où ils font la grève de la faim jusqu’au 7 avril.

Le père Delorme met en place des contacts directs avec le cabinet de Pierre Mauroy, alors Premier ministre. Des réunions sont organisées à la préfecture du Rhône entre mars et avril avec les jeunes, dont certains sont invités à Matignon et à l’Élysée. Le Premier ministre s’engage auprès des grévistes à créer « un comité communal de prévention », sans tenir compte de leurs autres revendications. Ces premières actions citoyennes conduisent les jeunes, devenus des interlocuteurs légitimes, à créer le 27 avril l’association SOS avenir Minguettes présidé par Toumi Djaïdja. Dans ses statuts, reproduits dans l’ouvrage d’Abdellali Hajjat, on découvre, entre autres, la demande de « reconnaissance à part entière des droits des jeunes Immigrés et Français et une juste application des lois civiles et pénales françaises » et la volonté de « faire prendre en charge la réhabilitation et le désenclavement des divers quartiers des Minguettes par les habitants eux-mêmes pour laquelle « l’association cherchera à faciliter l’insertion sociale et professionnelle des jeunes par la recherche et la création d’emplois à durée limitée ».

Alors que l’association existe depuis 3 mois, la relation entre les jeunes et la police n’est toujours pas apaisée. Pire, elle atteint un point de tension paroxystique dans la nuit du 19 au 20 juin. Toumi Djaïdja sort de chez lui, un soir de ramadan, après la rupture du jeûne. Il voit un adolescent de 12, 13 ans se faire mordre par un chien policier. Spontanément le leader associatif intervient. « Le chien poursuit le jeune et à un moment donné se retourne. Pris de panique le policier se retourne et tire une balle. Toumi, touché à l’abdomen, est grièvement blessé » , relate Abdellali Hajjat. Le maître-chien Patrick Besnard poursuivait une voiture qui faisait un rodéo dans la cité.

Sur l’incident même, les versions divergent. Le policier assure avoir agi en état de légitime défense et dit « s’être retrouvé isolé et entouré par une trentaine de personnes puis pris à partie et frappé à l’aide d’une barre de fer. Le coup serait parti accidentellement ». Le policier prend la fuite, Toumi Djaïdja alors inconscient est hospitalisé. La presse relaie l’affaire en prenant soin d’opter pour la version policière.

Toumi Djaïdja survit, fait rare dans ce genre d’affaires, ce qui lui confère immédiatement une aura. Il dépose plainte pour « tentative d’homicide volontaire et non-assistance à personne en danger ». L’incident suscite un fort émoi aux Min-guettes. À tel point que le préfet de police Bernard Grasset réduit la présence policière dans le quartier afin d’éviter toute escalade de la violence. Le président de SOS avenir Minguettes est sommé, par des coups de fil anonymes, de retirer sa plainte. Dans un contexte où les crimes racistes se multiplient, les menaces ainsi que les versions contradictoires données sur son accident sont vécues comme des injustices motivées par le racisme, l’un des axes de lutte de SOS avenir Minguettes.

Les conditions d’une marche pacifique sont réunies en vue, rappelle Abdellali Hajjat,  « d’interpeller le gouvernement pour qu’il mène une politique favorable aux étrangers et aux banlieues ». « Le gouvernement bloque, poursuit-il, car il élabore un calcul électoral. S’il mène une politique en faveur des immigrés et des quartiers populaires, il risque de faire monter le FN, ce vote étant lié à une xénophobie populaire. C’est faux sociologiquement, car c’est un vote flottant. Les futurs marcheurs entendent prouver grâce à la médiatisation, grâce à des débats que le gouvernement peut avoir les coudées franches sans avoir peur du contrecoup électoral. »

De fait, le discours se veut assez général, le moins clivant possible. Au départ il s’agit d’une « marche pour l’égalité ». Le premier appel officiel est diffusé sur le plateau du Larzac le 1er août auprès de manifestants antinucléaire. À la lecture de ce tract, les associations de soutien aux immigrés, parties prenantes dans l’organisation de l’événement, ne comprennent pas pourquoi la lutte contre le racisme n’est pas évoquée. La mention « contre le racisme » est alors ajoutée à l’intitulé officiel de la marche.

Un groupe de marcheurs permanents est désigné, Toumi Djaïdja inclus. Christian Delorme et Jean Costil activent les réseaux de la Cimade pour solliciter des comités d’accueil qui les hébergeront durant les différentes étapes. Le tracé, qui ignore l’ouest de la France, correspond à la localisation des réseaux militants. Les marcheurs prennent le départ de Marseille le 15 octobre. Ils sont 17. Une trentaine de personnes les soutiennent. Certaines associations d’immigrés doutent de cette initiative. Les Renseignements généraux qualifient la marche de « projet chimérique ». Ils sont sceptiques quant à sa capacité à mobiliser. Cent mille marcheurs les contrediront le 3 décembre 1983 à Paris.

Faïza Zerouala

 

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