Samedi vers 20 heures un incendie s’est déclaré dans le hall de cet immeuble résidentiel d’Aubervilliers (93), puis s’est propagé à tout le bâtiment. Un garçon de 12 ans vient d’être mis en examen, il a reconnu avoir mis le feu à une poussette. Reportage.

Il y a cette foule mouvante, bruyante et indécise qui se masse devant le bâtiment. Il y a ce fourgon de police et ces dizaines d’agents postés devant l’entrée. Il y a les journalistes, qui se pressent et se succèdent, caméras, micros ou bloc-notes en main. Et puis, au milieu de tout cela, il y a ces dizaines de tentes Queshua, exigües et vétustes. Rien n’est comme d’habitude ce jour-là dans le quartier des Quatre-Chemins à Aubervilliers. Le grand immeuble faisait l’angle entre la rue des Postes et la rue Etienne-Prévost. Il a été dévasté samedi soir par un incendie qui a fait au moins deux morts, quatre blessés graves et des dizaines de familles bouleversées et mises à la rue.

Le surlendemain du drame, le choc a laissé place au traumatisme. L’ambiance est désormais à l’émotion, au désarroi, souvent à la colère. Aux innombrables questions succèdent des réponses trop rares ou trop partielles. Djellaba au corps et léger foulard à la tête, une dame d’une cinquantaine d’années semble avoir des choses à dire. « J’ai vu ! J’ai tout vu ! » Elle raconte le feu, les femmes qui sautent par la fenêtre, les enfants qui s’agrippent à l’échafaudage, les cris, les sirènes, la peur, l’angoisse. Elle nous fait sentir l’odeur des cendres qui règne encore dans l’immeuble. « Ils nous ont demandé de regagner nos appartements, pour certains. Il y a encore des pierres qui tombent, ça sent le brûlé à plein nez, les escaliers sont cramés, et nous on doit rentrer chez nous ? »

« Vous filmez la misère humaine !»

Quelques mètres plus loin, sur l’intersection bondée que surplombait l’immeuble, une femme se livre au micro d’une radio nationale. Le récit de l’incendie, la misère des locataires, le désarroi… Le discours est construit et rôdé. La trentenaire s’adresse même directement « au président de la République ». L’entretien terminé, nous nous approchons d’elle. Quelques secondes nous suffisent pour apprendre qu’elle n’habite pas l’immeuble mais une résidence, deux rues plus loin. L’incendie ? Elle n’y était pas. C’est une cousine qui le lui a raconté.

Mais peu importe. Les caméras s’approchent, les unes après les autres, du campement de fortune. L’intimité s’efface devant la beauté des images. « C’est un scandale ! » C’est Colette qui s’emporte. La septuagénaire, figure du quartier, passait par là alors qu’elle promenait son chien. « Vous filmez la misère humaine ! Dans une commune comme Aubervilliers, que des gens soient obligés de dormir dans la rue, c’est un scandale ! Et vous, vous filmez cela ! » Approbation générale.

«Le propriétaire nous a laissé crever ici»

S’ils ne veulent pas qu’on les voie, les habitants du 4, rue Prévost insistent pour qu’on les entende. Ils ont été profondément blessés par les propos du propriétaire de l’immeuble dans la presse. Ce dernier les a identifiés comme « en partie responsables » du drame, parce que « beaucoup laissaient leurs ordures dans les parties communes ». Assise à même le sol, une mère de famille ne décolère pas. « Il ose dire ça ? Il nous a laissés crever ici, il laissait les rats et les cafards envahir l’immeuble, il n’a jamais accepté les moindres travaux dans nos appartements ! » L’interrogation a du sens : comment l’incendie d’une poussette au rez-de-chaussée peut-il dévaster à ce point un immeuble de six étages ? Les locataires sont unanimes : le responsable, c’est le propriétaire, coupable selon eux d’avoir laissé le bâtiment dans un tel état d’insalubrité.

« Je rentrais de l’épicerie d’à-côté ce samedi-là. Il était environ vingt heures. En montant les escaliers, j’ai vu le rez-de-chaussée ravagé par les flammes. J’ai couru de toutes mes forces pour rentrer chez moi, au sixième. Je montais et j’entendais ‘Boum’, une explosion. Je ne voyais plus rien, j’avais peur pour mes enfants. Je monte encore un étage et puis ‘Boum’, encore une explosion. J’étais sur le point de m’évanouir. Je criais, je criais tellement j’avais peur. » La voix de Nouria tremble d’émotion. Le poids du souvenir. « Je ne dors plus. Qui peut dormir après avoir vécu ça ? Ma fille de quatre ans, la pauvre… Je crois qu’elle est malade depuis ce jour-là. Elle a sauté, toute seule, sur l’échafaudage en dessous de notre balcon. C’est elle [une voisine qu’elle montre du doigt] qui l’a attrapé. Elle a tout vu, les gens qui sautaient, les pompiers, la police… Elle est traumatisée à vie. »

La femme nous explique qu’ils vivaient à huit dans trente-quatre mètres carrés. Justement, l’un de ses fils arrive. Il s’excuse de nous interrompre, pose une question à sa mère. La vingtaine tout juste, le jeune homme fait preuve d’une dignité surprenante. Malgré ses mains noircies par les cendres, sa mine épuisée, sa fatigue que l’on imagine aisément. « Mon fils, il est jeune comme toi et il a vécu tout ça ! » Lui comme sa mère ont les jambes rongées par les punaises, apparemment elles aussi en surpopulation dans l’immeuble.

« J’espère que la France saura être la France »

Moins de quarante-huit heures après l’incendie, les locataires présents au pied du bâtiment sont tiraillés entre le désespoir d’avoir tout perdu – « l’argent, les papiers, les souvenirs… il ne nous reste plus rien » – et le sentiment d’être abandonné. Par le propriétaire, à l’égard duquel les locataires n’ont pas de mots assez durs. Par les forces de l’ordre, comme cette policière qu’une femme accuse « de l’avoir frappé et plaqué contre le sol ce matin ». Par les pompiers, « qui sont arrivés une heure après alors qu’ils sont à cinq minutes ». Par les pouvoirs publics, enfin. Le maire (PCF) d’Aubervilliers, Pascal Beaudet, cristallise certaines critiques. « Pas un Doliprane, pas un lit, pas un psychologue pour ma fille, pas un examen par un médecin, pas un plat chaud… On a rien eu, à part leur café immonde et leurs madeleines sans goût. Le maire est arrivé, il a jeté un coup d’œil à l’immeuble, a dit deux phrases et il est retourné dans sa voiture. Nous, on avait voté pour lui. Un vrai maire, il serait arrivé, il aurait cherché un logement pour tout le monde, il ne nous aurait pas laissé dans la rue. »

L’édile de la ville se défend de tout abandon, et affiche au contraire son activisme sur le dossier. « Pour un week-end de Pentecôte, l’urgence a été bien traitée. Le maximum a été fait. » Elu en mars dernier, Pascal Beaudet rappelle qu’un gymnase a été mis à disposition des locataires, avec un suivi psychologique et humain. Problème, la plupart des locataires ont préféré quitter le gymnase, « ses bracelets qu’on [leur] mettait comme à des prisonniers », « ses lits qui ressemblaient à des planches de fer » et, forcément, « ses madeleines premier prix ». Le maire dénonce du bout des lèvres l’instrumentalisation qu’il attribue à certaines associations de mal-logés. Lui rappelle que sa priorité, « ce sont ces gens qu’il faut sortir de l’impasse, aider à se reconstruire, à se reloger. »

Sur ce point-là, le consensus opère sans difficulté. Hantés par les images du passé, les habitants du 4, rue Prévost ont tous les yeux rivés sur l’avenir. Combien de temps ces familles, ces enfants, hier entassés dans des studios ou F2 vétustes, vont-ils dormir dans la rue ? Leur sera-t-il proposé un logement décent ? Ce lundi soir, le parquet révèle qu’un enfant de 12 ans a reconnu avoir mis le feu à une poussette au rez-de-chaussée de l’immeuble, provoquant l’incendie du bâtiment entier. Pour ces familles, cela ne change finalement pas grand-chose. Elles sont toujours dans la rue, à la merci de la générosité des voisins et des commerçants pour se nourrir. Nouria, toujours assise près de sa tente, résume l’attente générale. « J’espère que la France saura être la France. »

Ilyes Ramdani

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