Les Bondynois sont passés maîtres dans l’art d’optimiser au maximum la bonne volonté et le temps de leurs camarades en recherche d’emploi. Entre coup de main et mission, rien, ou presque, ne se refuse.

« L’humour et l’entraide sont nos trésors » aurait dit Jean-Jacques Goldman, s’il avait écrit une chanson sur les quartiers populaires. Le principe qui veut qu’on sonne systématiquement chez le voisin de palier lorsque le gigot nécessite une touche de sel a été poussé à un niveau de très haute technologie à Bondy.

Ici, on peut tout demander à un ami. Après tout, les temps sont durs, si on peut aider, c’est généralement fait avec bon cœur. Malheureusement, parmi toutes les grandes qualités que Dieu a mis dans le cœur des Bondynois, la retenue et le sens de la mesure ne nous ont pas été accordés. C’est ainsi qu’un jour, à minuit, de retour d’une journée éreintante de boulot, alors que je m’apprêtais à me coucher, j’ai été sommé de vite enfiler un pantalon pour aider un ami à décharger un camion de 20 tonnes devant son restaurant.

Dans le jargon local on appelle ça une mission. Une mission c’est au dessus d’un service. Cela nécessite un déplacement, un coût, une somme d’investissement non négligeable. On donne vraiment de sa personne, et généralement, on se casse le cul et le dos pour la mener à bien. Prêter sa Game Boy est un service. Descendre une baie vitrée de 120 kilos du 8e étage sans l’aide de l’ascenseur, c’est une mission.

La chose diffère également du plan galère, car il manque le côté chausse-trape déposé délicatement par la vie sur le chemin de votre destinée lorsque vous faites 11km à pied le long du canal de l’Ourcq au plein milieu de la nuit. Le sang qui coule durant trois heures dans des chaussures trop serrées et volées au daron pendant son sommeil, apporte pourtant la caution guerrière des marches militaires pour qualifier de « mission » le fait de se faire recaler des boites parisiennes après le dernier train. Mais une mission reste un acte d’altruisme pur, un don de soin à une tierce personne, notion qu’on ne retrouve pas dans un plan galère, possibilité de jouissance festive qui a mal tourné mais qui reste « un tout pour ma gueule » très égoïste que punit la fatalité. De plus, la marche nocturne le long du canal depuis Paris est un grand classique des ambiances bondynoises, un rite initiatique que tous accomplissent pour entrer dans l’âge adulte, l’équivalent chez nous de la communion.

Un kebab : le SMIC d’un déménagement

Alors que la mission c’est un boulot. Paradoxe : ce sont les chômeurs qui en font le plus. Logique, ils sont libres du matin au soir et n’ont généralement aucune (bonne) excuse pour refuser. Une main d’œuvre fraiche et dispo et meilleur marché que les ouvriers chinois du Xinjiang. Pensez donc : c’est gratuit. Demander de l’argent pour une mission mérite une gifle. Les chômeurs, un « corps de métier », toute proportion gardée, presque nécessaire dans une banlieue en crise car elle soulage grandement leurs entourage qui trime au turbin pour payer des impôts . Ainsi les travailleurs bien entourés n’ont pas besoin de poser leurs jours pour faire le siège de la préfecture, emmener la voiture au garage ou payer pour louer un camion à Conforama.

J’étais au boulot la dernière fois, c’était mon dernier jour, ma prochaine pige tombait dans une semaine. Mes amis ont visiblement réussi à avoir mon planning, 20 minutes avant la fin de la journée : SMS, mission pour demain. 24 heures à l’avance, demande écrite, accusé de réception envoyé… La procédure est respectée. Le dossier est bétonné, impossible de refuser. Déménagement, un marronnier évidemment. Je peste, parce qu’une mission, hein, on est pas obligé d’y mettre du cœur à l’ouvrage non plus, surtout si on déménage pendant le ramadan dans la chaleur de juillet. Au boulot on me dit « Qu’est ce qui y’a ?« . Je réponds « Déménagement demain, ça me les brise, je peux pas refuser. Mon copain, c’est un mec à qui j’ai donné plus de missions dans sa vie que le KGB et le FBI en ont promulguées durant toute la Guerre froide« . Elle me rétorque « Moi aussi je déménage, mais j’ai employé des déménageurs. Il m’en coûtera 1.200 euros« . Je lui dis alors « Si on fait un bon casting, chez nous c’est gratuit pendant le ramadan. Sinon la coutume veut qu’on paye le grec ou la pizza« .

Personne ne mettra un centime, en dehors du sacro-saint casse-croûte, dans un déménagement à Bondy. Impossible. Ma collègue a été obligée d’employer des déménageurs professionnels parce que son ascenseur est en panne. Un ascenseur en panne à Bondy, voila longtemps que ça n’effraie plus aucun amateur de frigo sur le dos. Pas étonnant que l’un d’entre nous s’est lancé dans une carrière de sherpa au Chili. Mon record personnel c’est un déménagement du 8e étage par les escaliers, un déménagement Bondy-Picardie, avec deux machines à laver à l’ancienne et lestées au plomb, à porter. Elles pesaient un âne mort d’indigestion. A l’époque on devait surement construire ces engins pour que les survivants de la fin du monde puissent essorer tranquille quand tout le reste autour aurait été atomisé.

Après un week-end déménagement – cela s’est fait en deux temps – je me suis dit tranquille, une semaine pénard à m’en remettre. Ben non : SMS, accusé de réception, envoyé 24 heures à l’avance, mission. Cette fois, faut que j’installe du parquet. Je pensais échapper à ce type de tâche. Le genre de labeur qu’on donne aux chômeurs avec qualification, les plus demandés. Ils sont chouchoutés ceux là vous pouvez pas savoir. A la pause déjeuner c’est le luxe qui défile : Kebab chaud, frites, boisson, brownies, bouteille de coca et paquet de chips de chez l’épicier avec gobelet propre, les mêmes conditions de travail que chez Google. Moi j’ai fait des études d’Histoire, je ne sais donc rien faire. En mission, j’ai juste droit au minimum syndical : une boite de thon à la catalane à partager à deux, une demie baguette et  sirop à la menthe quand le patron est de bonne humeur.

L’homme des missions

La mission parquet m’a tenu en activité une semaine. Je me suis fait engueuler par mon pote, le dernier jour des travaux, parce que je voulais un vrai temps de repos avant de recommencer mon vrai boulot, le lendemain. « Et la benne à ordures elle va se vider toute seule ? » m’a t-il hurlé dessus. Je lui ai dit : « C’est toi l’ordure ! Demain je bosse cousin!« . Sa réponse mis fin à toute récrimination : « Mission acceptée. Mission accomplie« . Ce colossale exploiteur de main-d’œuvre venait d’édicter une des règles inviolables du code bondynois. On ne laisse jamais un ami au milieu du gué. Sauf s’il est homo… Un peu d’humour ne fait, bien sûr, de mal à personne.

« Et encore ça c’est rien ! Un tout petit aperçu de ma vie » affirme Joe, chômeur de longue durée. A Bondy, on l’appelle l’homme des missions. « Il y a des semaines, je fais plus de 35 heures en mission, véridique« . Je veux le bien le croire, rien qu’avec moi il a au moins trois missions à faire par semaine. Joe, en ce moment, c’est comme qui dirait mon binôme. les missions se font traditionnellement à deux, et souvent, ils ‘m’entrainent dans ses épopées de Gilgamesh. C’est incroyable le nombre de missions que lui donnent les gens, toute l’économie du quartier repose sur lui. Trouver une bonne occasion, changer la roue, l’emmener à la vidange dans un garage à 5 kilomètre de Bondy, puis rentrer à pied en attendant que ça se fasse, c’est la dernière quête qu’on a fait ensemble. Avant cela Joe s’était taper les bouchons parisiens en faisant le coursier pour son frère. Il prête même de l’argent a des gens plus fortunés que lui, parce que vous comprenez, eux doivent payer le crédit de leur pav’ à la banque.

Il est tellement sollicité que la dernière mission qu’on vient de me donner à l’instant au moment où j’écris ce papier, j’ai décidé de la faire tout seul pour le laisser souffler. Le SMS reçu dit : « Je ‘t’invite au restaurant« . C’est la technique favorite de Salomon, il t’appâte avec un bon gueuleton et une heure plus tard, tu te retrouves à monter un meuble IKEA long comme un lundi sans pain. Il me fait le coup chaque année. En 2013 c’était un meuble télé qu’on a monté jusqu’à 5 heures du matin avec mille précautions fastidieuses pour ne pas réveiller les voisins. « Le meuble des lamentations » que je l’avais appelé, certainement parce que Salomon est le plus grand juif de tout Bondy (1m84) et qu’on a tous pleuré notre mère pour réussir à faire des dix-mille planches un truc présentable dans le salon.

Les missions ça ne se refuse pas. C’est comme ça. On donne de sa personne parce qu’il serait honteux de ne pas rendre un service qu’on nous a rendu par le passé. Bien sûr, certains Bondynois prennent sans rien donner en retour. Ce sont les rois de l’esquive, catch me if you can. On a beau êtres des rats à la base, ces derniers sont très mal vus. Car autant il est acceptable de croquer dans le grec du voisin quand il a le dos tourné, autant ne pas venir sur le chantier d’un ami alors qu’on est le seul de la ville à avoir une boîte à outils adéquate est une ignominie, d’autant plus si l’on est redevable. C’est presque pire que sortir avec la petite sœur de son pote dans son dos. Les chômeurs ont du temps et toujours leurs deux bras, ils donnent donc plus que les autres à la collectivité. Constamment sollicités, c’est pour eux la meilleure motivation pour vite retrouver du boulot…

Idir Hocini

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