Qu’est-ce que la laïcité et que signifie-t-elle juridiquement ?

Emmanuel-Dock-IMGEmmanuel Dockès : C’est un mot qui est utilisé dans des sens très variés dans la société et très difficilement simplifiables. Il vaut mieux passer directement au sens juridique. Juridiquement, la laïcité avait un sens relativement simple. C’est celui qui existe depuis 1905 et qu’on retrouve dans la constitution de 1958. Dans les deux cas, l’affirmation de laïcité précède celle de la liberté religieuse dans le même article ou bien dans celui qui suit immédiatement. La laïcité ne s’oppose donc pas à la liberté religieuse. Cela signifie en pratique que l’état et le système juridique dans son ensemble doivent être neutres par rapport aux religions. C’est une disposition essentielle, la puissance publique ne doit favoriser aucune religion. Elle ne doit en aucun cas subventionner un culte ni à l’inverse l’attaquer. Elle défend la liberté d’exercice de toutes les religions. Cela amène des conséquences, dont celle qui est la plus souvent débattue, la conséquence vestimentaire. Les agents publics doivent afficher leur neutralité aussi de manière vestimentaire, et ainsi ne peuvent porter aucun signe manifestant de leur préférence religieuse. Cette règle ne devrait s’imposer qu’aux agents exerçant une fonction d’autorité publique. Voilà le sens originel de la laïcité, simplement aujourd’hui un certain nombre de dérapages légaux et jurisprudentiels viennent faire douter du respect de cette idée.

Vous évoquez dans votre article un glissement xénophobe en droit Français que vous illustrez à partir de l’exemple de Baby loup. Pouvez-vous revenir dessus ?

Il faut faire attention quand on dit quelque chose d’aussi grave. Évoquer quelque glissement xénophobe dans la jurisprudence est d’une gravité extrême. Ce propos ne doit pas être compris sans nuance. Notre système juridique demeure, pour l’essentiel très largement anti xénophobe. Toutes les règles de base de l’humanisme sont présentes dans notre droit positif. Il y a une prohibition des discriminations et de la xénophobie, et des dispositifs juridiques pour y veiller. Dire que le système dans son ensemble est xénophobe serait une infamie. En revanche, dans certains cas exceptionnels, je me demande si la xénophobie qui est une composante malheureusement très forte de la société française n’a pas généré un certain nombre de préjugés qui ont pu avoir une influence sur certaines interprétations jurisprudentielles. Ce que je dis plus précisément dans cet article c’est qu’il arrive que le droit positif parfois ne soit pas pleinement en adéquation avec les principes fondateurs de notre système juridique. C’est la pratique de certains tribunaux qui pose problème.

En pratique, comment s’établit un tel glissement ?

Tout d’abord, il y a une dérive de la laïcité, qui n’est pas en elle-même xénophobe. Au lieu d’être une disposition protégeant la liberté religieuse en interdisant à la puissance publique de prendre parti, on s’est mis à interdire certaines pratiques religieuses, non pas à des autorités publiques, mais à des usagers du service public. Il y a d’abord cette loi interdisant aux élèves le port du voile dans les collèges. De même, la laïcité a ensuite été utilisée pour prohiber le port du voile intégral. Ce n’est plus, à strictement parler une application de la laïcité. C’est un droit qui intervient contre certaines pratiques religieuses. Le droit est ici légèrement teinté d’anticléricalisme. Un droit qui lutte contre des opinions religieuses est un droit dangereux, car les gens sont très attachés à ces dernières. De petites mesures sont inefficaces, voire contre-productives. De grandes mesures risquent très vite de basculer dans une forme de barbarie inacceptable en régime démocratique. Les périodes de luttes contre les religions en France ne sont pas des périodes rêvées de démocratie apaisée. Voilà pourquoi je préfère une république laïque à une république anticléricale, même si à titre personnel, je suis anticlérical. Si le droit vient prohiber plutôt certaines pratiques religieuses, et viser plus spécifiquement certaines religions, c’est encore plus grave, et l’on peut se demander s’il ne glisse pas vers une certaine forme de xénophobie. Certaines décisions jurisprudentielles peuvent être vues comme la réalisation de ce glissement.

Lesquelles ?

Je peux en citer quelques-unes. On a deux décisions du Conseil d’État qui traitent de la rémunération de bonnes sœurs qui aident au service public pénitentiaire. Ce sont des fonctions de préparation et de service des repas. Traditionnellement des ordres s’en occupent dans des prisons pour femmes. Elles officient donc dans ces prisons en tenue religieuse complète. Elles participent au service public pénitentiaire. Le Conseil d’État n’y a pas vu d’inconvénients, bien au contraire puisqu’il leur a attribué la même prime que celle touchée par les surveillants de prison, du fait de la dureté du travail.
Parallèlement, le Conseil d’État affirme qu’une neutralité complète doit être respectée dans les services publics. On peut trouver cette solution pour le moins contradictoire. On a étendu cette neutralité à tous les personnels qui travaillent dans les services publics, qu’ils exercent des fonctions d’autorité ou non. Il me semble qu’en l’absence d’exercice de fonctions d’autorité, leur opinion religieuse n’est aucunement un problème. C’était typiquement le cas dans l’arrêt CPAM de Seine-Saint-Denis en 2013, dans lequel une femme qui travaillait dans les bureaux à des taches d’exécution sans aucun contact avec les usagers portait un bonnet musulman. Elle a été licenciée, comme si cela mettait en péril la neutralité du service public. C’est totalement grotesque. Ces mesures prohibitives sont principalement dirigées contre le voile.
On retrouve cette même inégalité au niveau du Conseil constitutionnel. Il a rendu une décision très lourdement contestable en validant le système juridique d’Alsace Moselle. C’est un système de concordat qui date de l’époque où la région était Allemande. Ses règles n’ont pas été remises à jour. Il est totalement discriminatoire. Les officiers des cultes catholiques, protestants et juifs sont rémunérés et pas ceux du culte musulman. Et d’ailleurs les officiers du culte catholique sont mieux rémunérés que ceux des cultes protestants, qui sont mieux rémunérés que ceux du culte juif. Ce système, qui viole toutes les règles fondamentales, a été considéré comme conforme à la constitution.
Si le système juridique reste très majoritairement anti xénophobe, ces décisions montrent un glissement. Le dire, comme je le fais, est une accusation d’ores et déjà très grave. Elle pourrait être prise comme une insulte par des magistrats qui croient honnêtement ne pas être xénophobes, même si leurs préjugés ont permis ce dérapage.

Quels moyens doivent être mis en œuvre pour lutter contre ce glissement juridique marginal ?

Toutes ces décisions, il faut revenir dessus. C’est difficile parce que la société française est très marquée par la xénophobie, mais intellectuellement les solutions sont faciles, il faut protéger toutes les religions, les expressions religieuses, et notamment les expressions religieuses musulmanes. Le port du voile est un droit qui doit être protégé à l’égal du port de la croix.

Laïcité et liberté d’expression vont-elles de pair ? À l’inverse, l’offense se définit-elle par les mêmes limites que la liberté d’expression ?

En droit, on ne peut pas faire de mal à autrui. Il y a cependant une limite à ce principe, qui est un élément absolument central de la démocratie. Vous avez le droit de contester les opinions d’autrui. Le jour où l’on perd ce droit, il n’y a plus de démocratie. L’uniformité de pensée, c’est le totalitarisme. C’est si important que dans ce cadre-là, l’offense est autorisée. Or, les êtres humains s’identifient à leurs idées et ont un rapport d’identification avec leur pensée, qu’elle soit philosophique, religieuse ou politique. Ils disent par exemple « je suis communiste, musulman, juif, chrétien ». Lorsque vous attaquez une opinion, ils y voient une attaque d’eux même. C’est absolument banal et inévitable. Dans le cas du blasphème, les gens sont sincèrement blessés, cela leur fait du mal. Cependant, prohiber ce type d’agression pousse à l’interdiction de tout débat de pensée. On peut critiquer les religions, comme n’importe quelle idée même en termes très durs. Attention, à l’inverse, les croyants peuvent en faire autant, ils peuvent caricaturer les athées. Une féministe par exemple peut voir dans le port de la burqa une offense. C’est l’affirmation de valeurs aux antipodes des siennes, une religiosité extrême et un sexisme caricatural. Elle se sent affectée. Ce sentiment est le même que celui ressenti par un musulman lorsqu’on va caricaturer le prophète. Dans les deux cas, il s’agit de l’attaque d’une pensée, et la protection de cette attaque s’impose. Le droit au port de la burqa doit être défendu [ndlr : la loi interdisant le port du voile intégral, du niqab et de la burqa est entrée en vigueur en 2011] de la même manière que le droit au blasphème. Quiconque attaque l’un de ces droits et encourage l’autre commet une grave erreur.
Attention toutefois, on peut agresser une idée, mais pas un groupe de personne défini comme ayant cette idée. On peut attaquer la religion musulmane, jamais les musulmans comme tels. On peut attaquer la religion juive, jamais les juifs comme tels. Il ne faut pas confondre le nécessaire débat d’idée et la prohibition de la xénophobie.

Propos recueillis par Mathieu Blard

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