A l’occasion de la journée internationale pour le droit des femmes, Latifa est revenue sur une des réformes phares entreprises au Maroc en 2004 : la Moudouwana (le Code de la famille). Une loi consacrant l’égalité entre les sexes et donnant plus d’autonomie à la femme. Mais, dans certaines régions du pays, la mutation de la condition féminine semble bien lente.
Ses mains fines s’enfoncent dans la pâte du pain qu’elle prépare pour le déjeuner. Sur ces lèvres court la dernière chanson à la mode de la star marocaine Saad Lamjarred. Une chanson d’amour. Elle me dit qu’elle est amoureuse. Elle l’a rencontrée sur Internet, il vit en Europe, il a une fille, mais elle ignore son âge à lui. Elle, elle a 19 ans et rêve d’un mariage qu’il l’emmènera loin de son village, du ménage et des travaux dans les champs. Le mariage est pour elle et pour beaucoup de jeunes filles de cette région reculée du Maroc la seule solution, la seule échappatoire. Alors elle ne dira pas oui au premier venu « tout sauf me marier avec quelqu’un du village » me dit-elle. Parce que c’est la condamner à passer le restant des jours là même où elle a grandi. Alors qu’elle, qui ne s’est jamais rendue à plus de 50 kilomètres de chez elle, rêve du tumulte de la ville, de lieux inconnus, d’ailleurs.
Elle rêve de partir loin, comme sa cousine qui a épousé un homme vivant de l’autre côté de la Méditerranée. Sa cousine qui a le même âge qu’elle et qui en est pourtant à son deuxième mariage. Son premier mariage a échoué, car sa belle-mère ne l’appréciait pas, lorsqu’on ne vit pas sous le même toit passe encore, mais dans cette région du sud du Maroc, les traditions ont la peau dure et se marier c’est vivre avec ses beaux-parents, ses beaux-frères et ses belles-sœurs. C’est quitter sa famille pour en rejoindre une autre, voilà pourquoi certains n’aiment pas avoir des filles, parce qu’il n’y a pas de retour sur investissement. Vous la nourrissez, l’habillez, lui apprenez à cuisiner et un beau jour quelqu’un vous la ravit et profite de tout ce que vous lui avez appris.
Mais certains savent dire non, comme Zaïna et Marouane, tous deux originaires du même village, ils se sont rencontrés en cachette pour discuter avant de se marier puis il est venu demander sa main. Pour eux et pour qu’ils ne soient pas contraints de vivre avec sa famille, il a construit une petite maison en terre à la sortie du village sur une petite colline qui surplombe la vallée. Aujourd’hui, des oliviers l’entourent et ils y vivent avec leurs deux garçons. Elle n’imagine pas en avoir d’autres, « ils vont manger quoi les autres si j’en fais, tu veux que je fasse comme celles qui en ont sept alors qu’elles n’ont même pas 35 ans tout ça parce que leurs maris ont dit que la pilule c’est haram ? Ce qui est haram pour moi, c’est d’avoir des enfants sans se demander ce qu’ils vont bien pouvoir manger et se mettre sur le dos ».
Là-bas, lorsque l’on est une fille, que l’on est pubère, tout tourne autour du mariage, des enfants. Vous êtes une enfant, puis une fille à marier, puis une mère, puis une belle-mère puis enfin une grand-mère devant laquelle on se penche et dont on embrasse la main par respect. Rares sont celles qui ont étudié, mais toutes ont des rêves et font en sorte de se faire entendre dans cette société marocaine si patriarcale ou une femme existe par son mari puis par ses fils. Elles usent de ruses de femmes pour glaner quelques instants d’indépendance quitte à mettre leur réputation, ce bien si précieux, en jeu. Elles donnent rendez-vous à ceux qu’elles aiment sous un figuier à l’abri des regards, nouent parfois leurs voiles d’une façon moins conventionnelle, crèvent de chaud en plein été en mettant plusieurs couches de vêtements, car là-bas, une femme belle est avant tout une femme bien en chair.
Elles se jouent parfois des hommes, pourtant si puissants et savent rester dignes quel que soit le malheur. Comme cette femme qui négocie de manière interminable et ment à son pingre de mari sur le prix des courses pour garder un peu d’argent de poche et se faire plaisir. Comme cette vieille dame de 80 ans que la douleur d’avoir perdu six enfants en bas âge n’a pas fait plier.
Ces femmes sont le Maroc, un Maroc rural, peuplé de Berbères, dont on parle peu, où le taux d’alphabétisation demeure désespérément bas et l’accès aux soins difficile. Un Maroc qui ne se trouve qu’à quelques kilomètres de la flamboyante Marrakech, mais où le temps semble s’être arrêté. Un Maroc fait de femmes courageuses auxquelles j’ai voulu rendre hommage. Parce que j’aurais pu être l’une d’elles.
Latifa Oulkouir
 

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