17 heures au café de l’industrie, à quelques rues de la Bastille. Le rappeur havrais Médine (de son vrai nom Médine Zaouiche) arrive en short noir avec un gilet kaki. Lors de ses passages à la capitale, cet homme aux épaules d’ogre enchaîne les rendez-vous : interventions dans des établissements scolaires, dans des maisons de quartier, interview avec la presse… Personnellement, ma première vision est celle d’une barbe surmontée par de larges lunettes et des cheveux bruns très courts. Humble et réfléchi, il exprime ses idées la voix posée tout en buvant son café, avec l’ambiance vintage produite par le jazz diffusé dans le café. Ses réponses ne sont pas de longues réflexions verbeuses : tout comme dans ses textes, Médine est incisif.
Bondy Blog : Tu viens de sortir ton nouvel EP intitulé « Démineur ». Pourquoi ce nom ?
Médine : « Démineur » parce que ça devrait être le sous-titre du métier de rappeur. Selon moi, on a cette utilité de manier des sujets « explosifs », pour pouvoir les désamorcer, les déminer, apporter des éléments de réponse qu’on n’a pas forcément dans le débat public et tenter de donner la vision issue des banlieues, de ceux qui vivent l’injustice plutôt que de laisser parler ceux qui l’analyse. Et comme pour les démineurs, il faut parfois faire exploser les sujets car il n’y a pas d’autre solution que de faire sauter la bombe tout en limitant les dégâts.
Pour toi, ta musique ne peut donc être dissociée de sa dimension politique ?
Moi je ne conçois pas le rap autrement. Après ça ne veut pas dire que c’est le seul type de rap que j’impose aux autres.
Dans ton titre « Don’t laïk », tu estimes que la laïcité a été pervertie. Finalement, ta position prône-t-elle l’abandon pur et simple de la laïcité ou bien une rénovation de son principe ?
Ma vision, c’est de revenir à son sens originel sur laquelle beaucoup se sont perdus. Il faut revenir à cette laïcité qui inclut, et non pas qui exclut. La laïcité originelle est un formidable outil qui nous permet de coexister en paix et qui sauvegarde nos libertés. C’est quand elle est manipulée par certains politiques et éditorialistes que ça devient un problème. Certains voient en la laïcité un rempart contre l’islamisme, mais en réalité, un rempart contre l’islam et les musulmans. C’est ce que j’appelle précisément les laïcards dans ce morceau, les extrémistes laïcs et qui font de ce principe un outil antireligieux plutôt qu’un outil d’acceptation de tous les courants, de toute la diversité de la société française.
Est-ce que tu penses qu’aujourd’hui, la laïcité est un des points de crispation principal de la société française ?
Principal, non. Mais c’est un point qui est de plus en plus dominant dans les débats publics, chez ceux qui monopolisent la parole. Ce sujet finit par masquer de véritables problèmes. C’est là qu’on en arrive au fond du projet « Démineur ». La laïcité dévoyée ne fait que masquer des problèmes plus profonds : une crise identitaire dont on ne trouve toujours pas le remède et une crise économique dont on tente de nous faire croire qu’elle est de la responsabilité des jeunes issus de l’immigration, de l’islam. D’ailleurs, je me sens aujourd’hui beaucoup plus laïc que Nadine Morano, je me sens beaucoup plus fidèle à l’esprit de la laïcité que Robert Ménard, que pas mal d’intellectuels qui s’en revendiquent finalement.
Concernant la relaxe des deux policiers jugés dans l’affaire de la mort de Zyed et Bouna, tu ne t’es toujours pas exprimé publiquement. Quelle est ta réaction ?
10403050_10205709661413025_6557055128822694543_nSi je réagis tout de suite, je réagis avec violence. Il y a quelques jours, avec de nombreux rappeurs, nous avons fait un concert en hommage à Malcolm X et à son discours. Mais je ne sais pas si la non-réaction qu’on a eue s’inscrit dans la mémoire de Malcolm X. Je me souviens d’un homme hystérique lorsque l’on a lynché deux jeunes filles à Birmingham au moment de la période ségrégationniste car elles souhaitaient rentrer dans les écoles. Mais je ne veux pas céder à la part qui me demande de réagir de façon épidermique parce que le signal à envoyer après ce jugement, c’est clairement : quand vous crevez, vous jeunes issus de l’immigration, vous musulmans, vous jeunes des classes populaires, on en a rien à foutre et on s’en tamponne. Pire que ça : on va même laisser certaines personnes comme Marion Maréchal Le Pen, Estrosi et d’autres, dégueuler sur vos dépouilles. En général, quand j’ai autant d’indignation, autant envie de répondre violemment à ce genre de choses, je me mets à écrire. J’ai cette chance d’avoir cette soupape qu’est le rap aujourd’hui.
Est-ce que tu penses que depuis la mort de Zyed et Bouna, les choses ont changé pour les habitants de banlieue avec les associations et les mouvements qui ont accompagné ces événements, mais également avec l’avènement de la gauche au pouvoir ?
Je suis très pessimiste. Ça fait 10 ans et les choses empirent. J’en sais quelque chose, j’habite dans un quartier populaire qui s’appelle Caucriauville, et mon quartier est en proie au populisme qui est à la fois politique et religieux. Il y a des groupuscules qui se revendiquent de l’islam dans les quartiers et qui radicalisent les jeunes de quartier avec une compréhension géopolitique très faible et qui surfe sur les frustrations de ces zones populaires en leur promettant une vie meilleure mais qui en réalité est pleine de frustrations. J’ai aussi vu mon quartier tomber dans le populisme de la « dissidence », le populisme soralien. J’ai également vu une certaine forme d’antisémitisme tenter d’investir nos quartiers. Il y a des associations qui étaient censées pouvoir lutter contre ça. Que font ces associations ? Où vont les milliers d’euros de subvention qu’elles reçoivent ? Est-ce qu’ils n’ont pas aseptisé un petit peu plus les volontés d’émancipation ? En tout cas je n’attends plus rien des partis politiques ou de ces associations dites antiracistes. Je m’autodétermine et je tente de me rendre utile à ma façon. C’est pour ça que dans mes musiques, je parle d’éducation populaire, que quand je vais dans une ville je prends de mon temps et je vais rencontrer des maisons de quartier. Avec le peu de connaissances que j’ai, j’essaye d’être dans une démarche « d’éducation populaire ».
L’émancipation dans les quartiers populaires ne doit donc plus reposer ni sur les associations, ni sur les partis politiques ? Selon toi, on ne peut plus compter sur la communauté ?
C’est la fin d’un monde. L’autodétermination ce n’est pas l’organisation communautaire mais l’organisation populaire, avec les gens de bonne volonté qui continuent de vouloir œuvrer pour le bien commun. Moi j’ai une petite association qui s’appelle Don’t panik team, qui vaut ce qu’elle vaut, qui essaye de travailler sur la construction individuelle à travers les sports de combat. On sait que pratiquer un sport de combat émancipe, libère les frustrations et les peurs, car quand on rentre sur un ring pour affronter un adversaire, c’est un peu l’allégorie de la vie au quotidien. Je n’attends donc rien de ces « philanthropes », de ces intellectuels qui prétendent libérer la banlieue des prédicateurs alors qu’ils ne font en réalité qu’agiter des épouvantails. Aujourd’hui, il faut s’autodéterminer, notamment avec un formidable outil qui s’appelle Internet.
Tu as deux jeunes enfants, Massoud (6ans) et Mekka (4ans). Est-ce que tu penses que quand ils auront ton âge, les mentalités auront évolué vis-à-vis des enfants d’immigrés ?
Je suis très pessimiste pour mes enfants, surtout au vu des éléments de Charlie Hebdo, de la teneur des débats qui ont suivi et de cette espèce de polarisation de la société française entre les « je suis Charlie » et les autres. C’est d’ailleurs pour Massoud et Mekka que je continue de choisir cette orientation engagée et subversive dans mon art. Pour moi, le rap n’a d’utilité que lorsqu’il est subversif. Et ça me coute énormément. J’ai subi deux contrôles fiscaux à cause du clip « Don’t laïk ». On a même été jusqu’à me demander une transparence absolue sur les comptes de mes enfants. On sait donc qu’aujourd’hui il y a une liberté d’expression qui est relative en fonction de qui tu es, d’où tu viens […]
C’est ce qui me permet de comprendre, et non pas d’excuser, le processus de radicalisation dans les quartiers populaires, qui subissent de multiples vexations sociales et identitaires de la part de différents médias, de différents politiques. Aucune marge d’émancipation n’est possible quand on allume la télé, quand on va dans un kiosque à journaux tellement tu es renvoyé à tes propres appartenances alors que tu fais partie de la France. Mais à force de combattre, j’ai peur de finir par céder à la radicalisation. Et heureusement que j’en ai la crainte ! C’est ce qui me permet de ne pas y sombrer. Mais quand on subit ça pendant un certain temps et qu’il y a une affaire comme celle de Zyed et Bouna, c’est quoi notre réaction là-dedans ? En plus de ça, la liberté d’expression n’est pas tolérable lorsque tu es issu des quartiers populaires parce qu’on renvoie ça tout de suite à de la sédition alors qu’en réalité c’est une soupape. Alors quelle est notre marche de dialogue ? Je ne sais pas combien de temps on va encore pouvoir tenir à écrire des textes plutôt qu’à se radicaliser.
Donc tu penses que les choses vont dans le mauvais sens ?
Mais j’espère toujours ! Si on enlève l’espoir, il ne reste rien, je me radicalise, je deviens une bombe sur patte ! Or, je suis un démineur pour l’instant et je compte bien le rester. [large sourire]
Donc pour toi la frontière est extrêmement fine entre la protestation et la radicalisation ?
Un rappeur doit être sur cette ligne-là. Celui qui en est totalement éloigné ne fait que divertir, complaire. Pour moi, comme le disait Albert Londres à propos des journalistes : « Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie ». Moi j’ai une empreinte fortement engagée : j’ai la vocation d’un démineur. D’ailleurs, la devise des démineurs en France m’a beaucoup séduite et a été mon leitmotiv durant l’écriture de ce projet : « la première erreur est souvent la dernière ». Et en réalité, c’est ça. Il suffit que tu dérapes, que tu sois un peu trop appuyé sur ta plume pour dénoncer quelque chose, pour être mis au banc des marginaux et ne plus être entendu du tout. Mais ça ne veut pas dire qu’il faut rendre le terrain.
Tom Lanneau

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