Avant de parler du barreau de Seine-Saint-Denis, après le verdict de l’affaire Zyed et Bouna, peut-on parler de justice à deux vitesses ?
Stéphane Campana : Il ne faut pas faire l’erreur de mélanger la justice, qui est l’un des piliers de la démocratie, avec la vengeance. La justice n’est pas nécessairement « juste ». Lorsqu’on est de la famille des victimes, on entend par « rendre justice » que les coupables souffrent, soient condamnés. Ils doivent être punis pour la souffrance qu’on a subie soi-même. Pour le peu que je connaisse du dossier, il ne m’a pas semblé surréaliste que ces policiers dans ce cas-là ne soient pas condamnés. Je suis pourtant un bâtonnier très à cheval sur le droit des victimes dans ce département. Il y a un problème de formation des policiers. On met les plus jeunes en Seine-Saint-Denis. L’autorité fait défaut. Ce n’est pas facile pour les policiers, il n’empêche qu’il y a des débordements, des manières de se comporter assez récurrentes spécifiques dans ce département à l’égard des personnes issues des cités.
Malgré tout, on a pu voir après ce verdict une forme de fracture avec une partie des citoyens de Seine-Saint-Denis. Comment réconcilier ces citoyens avec la justice ?
Stéphane Campana : Cette affaire a été révélatrice d’une fracture qui existait déjà. Pourquoi ces gamins partent-ils en courant en voyant les policiers ? Et pourquoi des gamins de Versailles ne partent pas en courant en voyant les policiers arriver ? Pourquoi les uns, qui n’ont rien à se reprocher dans cette affaire sont ils pris de panique à la vue des policiers ? Si les citoyens de ces territoires ont cette perception, la police devrait se demander pourquoi. Quand on voit un uniforme, au contraire on devrait être rassurés, la police est là pour nous protéger. S’il n’y avait pas cette vision des citoyens par rapport à la police, cette décision aurait été mieux acceptée. C’est peut être dans ce dossier là que les policiers étaient les moins coupables, et c’est là qu’il y a eu des morts et que c’était médiatisé alors qu’il y a plein de dossiers, tous les jours, qui mériteraient qu’on se penche dessus.
On quoi consiste le métier d’avocat au barreau de Seine-Saint-Denis aujourd’hui ?
Stéphane Campana : Il faut se réinscrire dans l’histoire. Nous sommes un barreau qui a 45 ans, l’âge du département. Au départ, les gens qui ont constitué ce barreau avaient déjà accompli leur carrière ailleurs, dans d’autres barreaux. Très vite, il y a eu un engagement politique très marqué. Les avocats qui venaient dans ce barreau avaient une vision politique, pas seulement partisane, mais aussi avec un très grand engagement dans les valeurs dites « de gauche » et au sens d’une mission politique. C’est un peu l’ADN de ce barreau. C’est lié à la situation du département. Le barreau est directement impacté, cela s’exprime par la déferlante d’aides juridictionnelles. Les avocats se retrouvent dans une situation difficile en termes de chiffre d’affaires. Il y a toujours autant de clients dans les salles d’attente, mais beaucoup bénéficient de l’aide juridictionnelle, ne peuvent pas payer. L’aide juridictionnelle a été prévue comme une indemnité pour permettre d’assurer la défense des plus démunis, mais l’idée était d’avoir quelques dossiers de ce type et de vivre des autres dossiers habituels d’un cabinet. Ici on se retrouve dans la situation inverse.
D’autre part, ici plus qu’ailleurs, nous avions besoin d’avocats pour assurer les commissions d’office en matière pénale. Dans les années 90, nous avons donc mis en place un système de permanence pénale, notamment pour les comparutions immédiates, avec des coordinateurs qui encadrent les autres avocats de permanence et un contrôle déontologique. Cet exemple a été suivi partout en France.
Par ailleurs, ce département est celui où l’on crée le plus d’entreprises dans toute l’Île-de-France. Nous avons des partenariats avec la Chambre de Commerce et la Chambre des Métiers pour accompagner les créateurs d’entreprises dans leurs projets. Nous voulons aussi créer une cellule de prévention des difficultés, en lien avec le Tribunal de Commerce. Il y a donc deux volets : les services que nous rendons aux justiciables en tant qu’auxiliaires de justice, et le lien étroit avec le monde économique de ce département qui connaît un développement foisonnant.
Votre barreau est spécialisé en droit des étrangers. En quoi est-ce particulièrement important en Seine-Saint-Denis ?
Stéphane Campana : Certains avocats de mon barreau sont spécialisés en droit des étrangers. Mon barreau a une véritable politique et une vraie vision d’une mission dans le département. Roissy dépend de notre juridiction… Comment pourrait-on ignorer le droit des étrangers ? Le barreau a une politique volontariste en matière de traitement du droit des étrangers et nous avons un pôle avec des gens spécialisés sur le droit d’asile, les naturalisations, les titres de séjour… Le responsable du pôle est le président du GISTI. Nous avons d’ailleurs voté une motion contre la réforme de la procédure du droit d’asile parce que l’on estimait que cela vidait complètement de son sens le droit d’asile, c’est une loi scélérate.
Au regard de la situation en Méditerranée, cette question de droit d’asile est centrale. Peut-on dire que la France est une terre d’asile ?
Stéphane Campana : La France reste une démocratie. Il y a cent ans, la France était vue comme le phare de la démocratie et de la liberté, je ne suis pas sûr que ce soit encore le cas, mais elle reste une grande référence. C’est toujours une terre d’asile, donc, mais avec cette réforme, on peut s’interroger.
Pouvez-vous revenir sur le « service unique d’accueil du justiciable » ? Est-ce un moyen efficace selon vous pour l’accès à la justice pour tous ?
Stéphane Campana : La chancellerie a décidé de mettre en place le service unique d’accueil au justiciable et de le tester notamment en Seine-Saint-Denis. On s’oriente peut-être, à terme, sur un système avec un tribunal unique qui pourra enregistrer une demande, quel que soit l’endroit du territoire administré où elle sera déposée. C’est une simplification importante et une réponse aux besoins des justiciables. Et là encore, la Chancellerie a souhaité l’expérimenter en Seine-Saint-Denis, car ce département est un laboratoire des innovations.
Le barreau de Seine-Saint-Denis est celui comptant le plus d’avocats spécialisés dans la défense des mineurs. Comment défendez-vous ces derniers ?
Stéphane Campana : Nous souhaitons servir nos concitoyens dans ce département où il y a un tribunal pour enfants, le premier de France — ce qui n’est pas une fierté en soi. On a mis en place quelque chose de nouveau que la réglementation européenne appelle de ses vœux et qui est intégré dans le droit français concernant la défense des mineurs. Désormais, tout mineur qui rencontrera une difficulté se verra attribuer un avocat dédié jusqu’à sa majorité. Nous voulons traiter les problèmes en profondeur, pas nous contenter de défendre un dossier. Il s’agit de faire en sorte que l’avocat ne soit pas seulement l’avocat d’un dossier, mais qu’il soit l’avocat d’un mineur, qu’il soit un repère pour celui-ci et sa famille. Pour cela nous choisissons des avocats volontaires qui ont signé une charte avec un engagement moral pour faire ce suivi, mais aussi un engagement de formation. Par exemple, un mineur de Saint-Denis se verra attribuer un avocat qui a son cabinet à Saint-Denis. Ce mineur doit pouvoir aller frapper à la porte de son avocat. Ce que l’on veut, c’est créer de la confiance entre le mineur et son avocat.
A l’occasion des dix ans de la loi handicap, vous souhaitez vous positionner comme « référent » en matière d’accès aux lieux physiques pour les personnes à mobilité réduite. Comment ?
Stéphane Campana : Peu de choses ont été faites sur le sujet. Nous ressentions la nécessité d’une prise de conscience et d’une action. Aucun barreau ne s’était saisi du problème de la discrimination liée au handicap. J’ai donc créé une commission discrimination et handicap qui a d’abord pour but de définir ces discriminations. Je suis ensuite allé voir Stéphane Troussel, président du Conseil général en lui disant que pour les dix ans de la loi Handicap, il fallait se bouger, et que le barreau pouvait mettre en place une permanence d’avocats gratuite. Au départ, il m’a dit qu’il y avait déjà la maison du handicap, qui renseigne les personnes sur leurs droits. Mais quand on leur refuse leurs droits, par exemple une rente, ils ont un recours. Comment font-ils pour accéder à un avocat leur permettant d’exercer ce recours ? Il m’a rétorqué : « vous voulez donc que les gens qui sortent de la maison du handicap aient un recours pour m’attaquer ? ». Mais c’est cela, la démocratie. Au final il m’a dit « pourquoi pas ». Ma commission doit aller le voir pour mettre tout cela en place.
Mathieu Blard
 

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