Qui eût cru qu’en 2015, un classique comme Le lac des cygnes n’ait jamais été dansé par une ballerine de couleur ? Rendu célèbre en 2010 par le film Black Swan de Darren Aronofsky, le ballet de Tchaïkovski avait davantage fait couler d’encre pour savoir si, oui ou non, Nathalie Portman avait réellement dansé, plutôt que d’interroger le fait qu’au XXIe siècle, des corps de ballet colorés soient quasi inexistants.

Ayant rencontré la danseuse étoile afro-américaine Misty Copeland à l’occasion de son interprétation de Firebird (L’oiseau de feu) de Stravinsky à New York, le réalisateur américain Nelson George décide de suivre son parcours extraordinaire. Celui d’une timide fille de métis s’éprenant de danse classique à l’âge (tardif) de 13 ans au sein d’une compagnie de San Pedro (Californie).

Suivant les entraînements de Misty Copeland, la caméra de Nelson George va à la rencontre de professionnels l’ayant entourée ou d’autres femmes de couleur ayant percé en leur temps dans ce milieu élitiste qu’est le ballet. Car c’est en grimpant les échelons à une vitesse extraordinaire (de sujet à soliste) que Misty Copeland, seule fille de couleur parmi ses congénères, est confrontée à des réflexions sur son physique (trop musclée, « il faut maigrir »…) de la part de professionnels habitués à d’autres morphologies.

De la solitude au découragement surgit soudain une « marraine » – proposée par l’American Ballet Theater qu’elle intègre à 17 ans – la prenant sous son aile. Elle lui présente d’autres afro-américaines ayant été les « premières », dans leur domaine, en leur temps, et lui donne le courage de ses ambitions : faire de son talent un tremplin pour celles qui aimeront suivre ses pas, comme cette adolescente, rencontrée quatorze ans plus tôt, qui lui demande un autographe les yeux brillants.

Si A Ballerina’s Tale n’aborde pas la question pourtant sous-jacente de la clarté de la peau des danseuses afro-américaines promues dans les corps de ballet -comme si le degré d’acceptation de l’Autre passait aussi par son niveau de pigmentation – le film rappelle avec finesse qu’en notre siècle de libre-circulation (pour les uns), de métissage et de multiculturalisme, le sujet fait encore grincer des dents. « Quand on parle de ballet, les gens s’attendent à voir des danseurs Blancs », affirment Misty Copeland et les différentes personnes interviewées.

Seul reproche à adresser à Nelson George, celui de ne pas avoir interviewé les chorégraphes qui ont promus Copeland pour connaître leur point de vue (politique ou purement sportif ?) sur la question. En France, lorsque Steve Tientcheu, personnage principal du documentaire La Mort de Danton d’Alice Diop abordant le thème du racisme au théâtre, avait montré le film à ses professeurs, ceux-ci n’avaient pas apprécié. Parce qu’il n’est pas aisé de reconnaître qu’aujourd’hui encore, beaucoup de portes sont fermées aux uns et aux autres du fait de leurs origines culturelles, religieuses ou pigmentaires plutôt qu’au regard de leur talent.

En ce sens, A Ballerina’s Tale est un appel d’air nécessaire. Pour les apprentis danseurs souhaitant intégrer un milieu habitué, depuis le XVe siècle, à une seule couleur de peau. Mais surtout pour les chorégraphes, sélectionneurs, programmateurs et formateurs refusant de (ou ne sachant même pas !) s’interroger sur les leviers qui font qu’en 2015, être danseur et de couleur, relève encore de l’extraordinaire.

Qu’il soit dans le sport, les arts, les médias ou la politique, le changement de mentalité ne s’opérera pas par ceux qui fracturent les portes et les serrures, aussi gros soit le pied-de-biche utilisé, mais bel et bien par ceux qui ne cessent de leur obstruer le passage, souvent – tristement même – sans le remarquer. Pour preuve : le premier documentaire sur la patineuse française et vice-championne du monde noire Suraya Bonaly a été produit en 2015… par l’actrice américaine Eva Longoria.

Claire Diao

A Ballerina’s Tale de Nelson George, documentaire, 2015, 85min. Sortie américaine le 14 octobre 2015 et sur iTunes. Plus d’infos : http://www.aballerinastale.com

Rebel on Ice de Retta Sirleaf, documentaire, 2015, 13min34. Disponible sur le site de la chaîne américaine ESPN : http://espn.go.com/video/clip?id=13416371
 
 
 

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