Bondy Blog : Quels sont vos souvenirs des événements de novembre 2005 ? Comment les avez-vous perçus sur le moment, comment avez-vous réagi, comment les avez-vous analysés ?
Alec Hargreaves : Ma première réaction a été de dire que ces événements étaient prévisibles et prévus. Comme beaucoup de chercheurs et d’acteurs du terrain, j’avertissais depuis des années sur les graves désordres qui risquaient de se produire si la classe politique française continuait à laisser sévir des comportements discriminatoires à l’égard des minorités issues des migrations postcoloniales. Minorités parmi lesquelles beaucoup de jeunes se voyaient condamnés à mener une vie sans avenir dans des quartiers devenus synonymes de marginalisation sociale.
La seule nouveauté dans les émeutes de 2005 résidait dans leur échelle, qui n’était en fait que la traduction logique du degré d’abandon souffert par ces populations. La modalité des émeutes suivait des rituels devenus, hélas, classiques pendant les décennies antérieures : mise à feu de voitures privées, symboles de l’inaccessibilité de la mobilité sociale, violentes confrontations entre jeunes des banlieues et policiers perçus comme chiens de garde d’un ordre social injuste, etc…
C’est l’analyse que j’ai présentée à chaud quand j’ai été interviewé par la PBS (la chaîne de télévision publique américaine) le jour où l’état d’urgence a été décrété par Dominique de Villepin et que j’ai développée plus longuement quelques semaines plus tard dans un texte rédigé à l’invitation du Social Science Research Council.
« Révoltes », « émeutes », « violences »… on a nommé les événements de diverses manières. Quel mot préférez-vous ?
C’est seulement en définissant les objectifs et les formes prises par les désordres de 2005 que l’on peut déterminer le ou les termes qu’il convient d’apposer à ces événements. Selon un rapport des Renseignements Généraux, chargés par l’État de l’informer avec la plus grande exactitude sur la situation sur le terrain, les désordres en question n’étaient ni organisés par des bandes criminelles, ni manipulés par des agitateurs islamistes. Contrairement aux affirmations de certains ministres. C’était, d’après ce rapport, des actions spontanées de la part de jeunes voulant protester contre leur « condition sociale d’exclus de la société française » [rapport des RG cité dans Le Parisien, 7 décembre 2005].
Dans la mesure où ces événements étaient caractérisés par des violences ciblant les forces de l’ordre, on peut parler d’actes de révolte. Mais puisqu’il n’y avait pas de véritable contre-projet politique cherchant à renverser les structures de l’état, ce n’était pas exactement une insurrection. Mais plutôt une flambée de protestations ou de SOS cherchant à attirer l’attention des pouvoirs publics sur la nécessité d’éliminer les injustices vécues par une importante partie de la population nationale.
Autrement dit, les « émeutiers » étaient assoiffés de réformes beaucoup plus que de révolution. Par contraste, les djihadistes de 2015 affirment vouloir détruire toutes les structures de la société française au nom d’un contre-pouvoir théocratique et totalitaire. Ces deux groupes d’acteurs sont dans la plupart des cas issus des mêmes milieux socio-ethniques défavorisés. Mais là où les émeutiers de 2005 nourrissaient encore l’espoir de ce que leur SOS soit entendu, l’extrémisme des djihadistes relève de l’abandon de toute confiance dans les promesses d’égalité auxquelles la République a trop souvent manqué.
Quel bilan pourrions-nous tirer après 35 ans de politique de la Ville ?
L’appellation même de la « politique de la Ville » en dit long sur ses limites. Ce ne sont pas des lieux, mais des êtres humains qui ont besoin d’aide. Chacun sait que derrière des circonlocutions telles que « politique de la ville », « banlieues », « quartiers sensibles », etc., ce sont certaines populations – parmi lesquelles une forte proportion d’origine immigrée non-européenne – qui sont concernées.
Certes, les investissements faits dans l’amélioration de l’habitat, dans les établissements scolaires et dans les aides à l’emploi ont été bénéfiques pour l’ensemble des populations à revenus modestes et peu diplômées – « franco-françaises » tout autant que d’origine étrangère – qui sont concentrées dans les quartiers ciblés par la politique de la ville. Mais en se limitant à ces politiques dites « colour-blind » (aveugles aux inégalités de traitement « raciales »), les pouvoirs publics passent à côté de la spécificité des discriminations subies en raison de la couleur de la peau, de la religion ou des origines réelles ou supposées des populations issues de l’immigration, qui souffrent par le même titre un lourd handicap additionnel, notamment dans le marché de l’emploi.
C’est l’insuffisance de la politique antidiscriminatoire, beaucoup plus que de la politique de la ville, qui est à blâmer pour les explosions de colère auxquelles on assiste dans les violences dites urbaines. Les politiciens parlent souvent de l’inadmissibilité du racisme et ont même voté pour bannir le mot « race » des textes législatifs de la République, mais ces discours pompeux ne changent rien sur le terrain, où trop peu est fait pour réprimer la réalité quotidienne des comportements discriminatoires. En laissant sévir ces discriminations, les pouvoirs publics trahissent les valeurs de la République et mettent en péril la cohésion sociale.
Quelles seraient, selon vous, les trois priorités à engager aujourd’hui dans les quartiers populaires ?
En adaptant une déclaration célèbre de Danton, qui face à une crise contre-révolutionnaire a dit que pour sauver la France il fallait « de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace », je dirais qu’aujourd’hui il faut d’abord de l’anti-discrimination, ensuite de l’anti-discrimination et encore de l’anti-discrimination.
Comment imaginez-vous la situation des quartiers en 2030 ?
L’essentiel n’est pas d’imaginer telle ou telle situation, mais d’œuvrer à améliorer celle qui existe actuellement. En tant que chercheur je tente d’éclaircir les effets et les risques des politiques menées jusqu’ici. Mais les politiciens font plus attention aux sondages d’opinion publique qu’aux travaux scientifiques. Le poids électoral du Front national joue sans doute un rôle important dans la réticence des autres partis politiques face aux appels pour réprimer les discriminations à l’encontre des populations stigmatisées par l’extrême droite.
L’inefficacité de la HALDE, qui lors de sa création peu avant les émeutes de 2005 a été dénoncée par un collectif de mouvements antiracistes comme un « projet en trompe l’œil […] visant à masquer l’absence de volonté politique de prendre les mesures radicales qu’exige la lutte contre les discriminations », n’est qu’un exemple parmi bien d’autres des insuffisances de la politique antidiscriminatoire.
Face à cette inaction, on comprend le faible taux de participation électorale des victimes de ces discriminations, qui sont de plus en plus persuadées que la République les a abandonnées. Toutefois, compte tenu de leur poids démographique au niveau local, ces minorités pourraient avoir un important impact électoral si elles se mobilisaient lors des scrutins, notamment municipaux. Bien entendu, cela ne réglera pas tous les problèmes, loin de là. Mais en l’absence d’initiatives capables d’amener les politiciens à réviser leur copie, l’avenir me paraît trop sombre pour oser l’imaginer.
Propos recueillis par Louis Gohin

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