En 2006 naissait le festival Cinébanlieue, un festival de cinéma présentant d’autres images de la banlieue. Du 12 au 20 novembre 2015 sera célébrée sa 10e édition. Aurélie Cardin, fondatrice et directrice de cet événement situé entre Saint-Denis (93), Aubervilliers et Paris, revient pour nous sur cette première décennie.

Le Bondy Blog : Il y a dix ans naissait sous votre impulsion le festival Cinébanlieue qui présente, chaque année, d’autres représentations de la banlieue. Est-ce parce que vous êtes une enfant d’Aubervilliers (93) ?

Aurélie Cardin : Je suis née à Saint-Denis mais n’y ai jamais vécu. Le deuxième jour de ma vie, j’étais à Aubervilliers (sourire). En 2005, je faisais des études d’Histoire culturelle et histoire urbaine entre Paris 13 et Paris 1 sur “La représentation de la banlieue à travers le cinéma”. Je m’engageais dans une thèse sur ce sujet et je me suis demandé : “qui va la lire ?”. Pour faire quelque chose de plus fun, je me suis interrogée sur qui était derrière la caméra. Je ne connaissais rien au milieu associatif. J’avais déjà une culture cinématographique et historique, je regardais beaucoup de films. J’ai écumé les archives départementales, le Forum des Images, les mairies – qui recensent les autorisations de tournages, les journaux. C’est comme ça que, par thématique, j’ai tissé chaque année une programmation.

L’une des particularités de votre festival est de programmer des films du patrimoine. Pourquoi ?

Je voulais exhumer des oeuvres absolument incroyables comme Les coeurs verts d’Edouard Luntz ou La ville bidon de Jacques Barratier – que nous présentons cette année – où l’actrice Bernadette Laffont campe une femme libre qu’on ne retrouve presque jamais dans les films tournés en banlieue aujourd’hui. Il faut que la nouvelle génération voit la prise de risque qu’il y a eu. La ville bidon a été interdit pendant plus de dix ans parce qu’il traitait de la spéculation immobilière. Le réalisateur ne venait pas du milieu du cinéma et a été complètement mis de côté alors que c’était un cinéaste majeur. Pour moi, ce film aurait pu être tourné hier. En même temps, il est révélateur d’une époque où il y avait une liberté de ton, de parole, de filmer pour que des pépites comme celle-ci émergent.

Est-ce à dire que l’actuelle génération de cinéastes s’autocensure ?

J’ai l’impression qu’il y a effectivement un marché qui pèse beaucoup. Des films comme celui-là, qui sont presque des happenings – comme ceux de Marco Ferreri, très politiques et poétiques – il y en a moins. Ils ne ressemblent à aucun autre. C’est une oeuvre nouvelle. Dans Les coeurs verts d’Edouard Luntz, la musique est signée Serge Gainsbourg; dans La ville bidon, Claude Nougaro. On voyait une famille de créateurs travaillant ensemble. Mais peut-être que j’idéalise et qu’ils étaient des créateurs solitaires proposant des choses incroyables.

Quels films tournés en banlieue vous ont particulièrement marqué depuis 2005 ?

En tant qu’historienne, je fais des liens entre les films du patrimoine et les films d’aujourd’hui. En 2006, nous avons mis en regard Wesh wesh qu’est ce qui se passe ? de Rabah Ameur-Zaïmèche (2001) avec L’amour existe de Maurice Pialat (1960). D’un côté il y avait un regard assez perspicace, assez dur, un peu nostalgique et en même temps très rentre-dedans de Pialat sur les pavillons, les petits jardins… De l’autre côté, il y avait Zaïmèche, sans regard complaisant, c’est un franc-tireur. Wesh, wesh qu’est ce qui se passe ? a été une claque. C’était à la fois percutant et aride dans le propos.

Mais Wesh, wesh qu’est ce qui se passe ? date de 2001… Entre 2005 et 2015 avez-vous eu d’autres claques cinématographiques ?

Oui, il y a eu L’esquive d’Abdellatif Kechiche (sorti en 2004, ce film remporte 4 César en 2005, dont celui de meilleur film et de meilleur réalisateur, NDLR). Le sujet était porté sur l’amour, le langage… On voyait peu ce genre de thématiques : les préoccupations de ces mômes deviennent universelles et leurs petites histoires importantes. C’était un changement de regard et de point de vue, tourné en banlieue mais s’appropriant Marivaux. Ce film a révélé des acteurs et un cinéaste qui a choisi la Cité des Francs-Moisins (à Saint-Denis, NDLR) comme une grande arène. Toutes les générations sont là, on n’est pas seulement attaché à des corps adolescents avec un regard concupiscent. Il s’agissait vraiment de donner toute sa place à cette jeunesse méprisée. Nous sommes dans un monde de vieux où les jeunes ont toujours tort et là, les jeunes prenaient le pouvoir.

Depuis 2005, quels cinéastes sélectionnés par Cinébanlieue ont émergé ?

Il y a Vanina Vignal qui a réalisé l’un des plus beaux documentaires que l’on est montré au festival, Stella (2006), sur une femme qui fait la manche et a une vie incroyable. C’est une documentariste très intéressante qui vit aujourd’hui à Berlin et poursuit sa voie. Il y a aussi Soufiane Adel que l’on suit depuis plusieurs années, Carine May et Hakim Zouhani qui sont d’abord venus en tant que spectateurs puis en réalisateurs… L’idée du festival, c’était de faire se rencontrer des cinéastes comme Mehdi Charef (auteur devenu réalisateur du Thé au harem d’Archimède, sorti en 1985, NDLR) et la jeune génération et leur faire dire : « mais oui c’est possible, on peut le faire ».

S’il existe de nombreux festivals de courts-métrages en France, les festivals de cinéma dits « urbains » semblent concentrés en Ile-de-France. Avez-vous la sensation d’intéresser le reste du pays ?

Il y a un festival à Vaulx-en-Velin (Un poing c’est court, NDLR), à Grenoble… Cinébanlieue est lié à mon parcours personnel. Je pense qu’il en est de même pour Aïcha Bélaïdi qui a fondé Les Pépites du cinéma ou François Gautret avec l’Urban Film Festival. Cela naît toujours d’une envie. Lorsque nous avons créé Cinébanlieue, nous ne savions pas si cela allait intéresser. Après ce qu’il s’est passé en 2005, le constat était de dire qu’on ne se reconnaissait pas dans l’image que l’on donnait de nous. Ce festival est né d’une colère. Mais comment transformer la colère en quelque chose de créatif ? Vous voulez nous séparer ? Eh bien on va se regrouper, réfléchir autour de films, se rencontrer, se parler… Il y a beaucoup de rejet par rapport à ces thèmes-là : on ne veut pas nous voir, on ne veut pas qu’on existe… C’est comme une provocation d’affirmer quelque chose. La banlieue n’est pas une métaphore du malheur social et de l’échec. La banlieue, c’était le laboratoire créatif où le progrès allait arriver. Pourquoi le regard ne pourrait pas à nouveau changer ? C’est là où il y a la jeunesse, de grands projets architecturaux : le Campus Condorcet à La Plaine Saint-Denis va être high-tech, les grands penseurs et chercheurs vont s’y retrouver. Même si l’EHESS freine des quatre fers, elle devra venir. Tout comme la Sorbonne, l’Ecole de Magistrature… Où est l’avenir ? Il est là ! Mais personne ne veut le voir. Même si nous sommes les seuls festivals à le dire pour l’instant, nous le disons.

Vous êtes peu nombreux et pourtant vous entrez chaque année en collision : séances d’ouverture, de clôture et programmations se télescopent entre Les Pépites du cinéma, Génération Court et Cinébanlieue.

Nous avons toujours eu ces dates-là. Je sais que Génération Court avait lieu en été et en plein air puisqu’ils montaient un grand écran sur le stade André Karman et réunissaient beaucoup de monde. Les Pépites du cinéma ont plutôt lieu en octobre. Quand nous avons commencé, nous ne nous chevauchions avec personne.

Comme les autres festivals qui ont Luc Besson (Génération Court), Jamel Debbouze (Urban Film Festival) et Michel Gondry (Les Pépites du Cinéma) pour parrains, vous avez fait le choix, en 2012, d’être parrainé par l’acteur Réda Kateb. Pourquoi ?

C’était une évidence. Lorsqu’il est venu intervenir à Cinébanlieue en 2009 pour Qu’un seul tienne et les autres suivront de Léa Fehner, il était tellement fin, tellement profond… J’ai rarement vu un comédien s’exprimer avec autant de simplicité et d’intelligence sur ses rôles. Il a été très touché par le festival car quelque chose de fort s’est passé avec le public. Cela a été une vraie rencontre. Quand je l’ai rappelé en 2012 pour lui proposer de parrainer la compétition de courts-métrages, il a tout de suite répondu présent.

Depuis 2012, vous avez effectivement mis en place une aide au court-métrage (7500€ pour le lauréat attribué par le Centre national du cinéma et de l’image animée et une société de production). Pourquoi ne pas vous être tourné vers ceux qui font du long-métrage avec une aide à la distribution ou un soutien à la sortie en salle ?

Depuis 2008, Morad Kertobi du CNC vient au festival pour organiser des master-classes. Il m’a parlé de la Bourse des Festivals et a oeuvré pour qu’on soutienne le court-métrage, suite à un constat selon lequel les réalisateurs aidés par le CNC avaient majoritairement 40 ans et un Bac+5… C’est aussi dans ce format que le jeune public qui venait chaque année en tant que cinéphile faisait ses premières armes. C’est là que nous avons senti un besoin, celui de passer le cap du premier film.

En dix ans, quel a été votre plus grande déception ?

Pas déception mais… Entre 2011 et 2012, nous avions peur de ne pas nous renouveler. Nous voulions progresser, aider plus concrètement les jeunes auteurs. Après avoir fait de la sensibilisation et mis des gens en réseau, nous nous sommes demandé comment agir pour pousser les projets, faire qu’ils soient achetés à la télévision et que les auteurs soient décomplexés pour déposer leur projet au CNC. Mettre un pied dans l’institution, non pour se faire formater mais pour avoir droit à ce qui est normalement mis à la disposition des créateurs. Pourquoi y a-t-il une barrière alors qu’elle devrait être ouverte ? Pourquoi les auteurs pensent que ce n’est pas pour eux ? Pourquoi y a-t-il un glacis que les institutions mettent – peut-être sans le vouloir – parce qu’elles sont trop occupées par leur propre fonctionnement ? Comment faire se rencontrer ces deux mondes ? Et montrer à l’institution que si elle ne se réveille pas, les gens font des choses sans elle ?

Et quelle a été votre plus grande fierté ?

Notre fierté, ce sont les trois lauréats de notre concours. Steve Achiepo (vainqueur 2012 avec En équipe, NDLR) a trouvé un producteur, ses deux premiers films ont été achetés par France Télévisions et il a pu arrêter son travail pour prendre le temps d’écrire et vivre de son métier. Ce temps-là est un luxe. Ce n’est pas un problème pour ceux qui sont bien nés mais pour les autres… C’est ça aussi la création. Cela te légitime auprès de ta famille qui voit ça d’un mauvais œil – donc il y a un besoin de reconnaissance pour être légitimé. C’est une question de survie, aussi. Et puis cela donne confiance à des artistes qui sont tout le temps dans le doute. Il y a des étapes importantes, dont celle du premier film où l’on sent qu’il y a un cinéaste. Ahllem Bendroh (vainqueur 2013 avec Ce chemin de traverse, NDLR) est plus jeune et s’est longtemps autocensurée. Après un Bac + 5, elle a voulu faire un CAP pour avoir « un vrai métier », mais elle est revenu au cinéma avec un nouveau court-métrage que j’ai lu, qui est très fort, et une nouvelle productrice. Itvan Kébadian (vainqueur 2014 avec TWE, NDLR) est hors-norme, c’est quelqu’un de très fin, intuitif, félin… Je crois beaucoup en ce qu’il va faire. Il travaille sur une trilogie, a eu des déceptions en production mais nous l’accompagnons pour que cela aboutisse.

Où sera Cinébanlieue en 2025 ?

C’est trop loin (rires) ! Peut-être qu’on s’intéressera au long-métrage. Là, pour Voyoucratie (de FGKO, également présenté aux Pépites du Cinéma 2015, NDLR), nous allons inviter des distributeurs. L’idée est d’accompagner les réalisateurs de court-métrage que l’on a découvert et leur faire rencontrer des distributeurs et producteurs de longs. Je suis concrètement en train de le faire. UFO, France Télévisions Cinéma, SND-M6, Le Pacte, Universal ont répondu présents, les producteurs Pierre Guyard (Les Combattants), Alain Pancrazi (Fonzy), Caroline Roussel (Lulu, femme nue) aussi. En mars 2016, nous demanderons à de jeunes auteurs de venir pitcher – soit avec leur producteurs pour faire des coproductions soit seul – pour que les rencontres se fassent et les projets de longs-métrages se montent. Nous passons donc à l’étape supérieure.

Propos recueillis par Claire Diao

Festival Cinébanlieue, 10e édition, du 12 au 20 novembre 2015
Au cinéma L’Ecran de Saint-Denis, Le Studio d’Aubervilliers et UGC Paris 19.

Plus d’infos : www.cinebanlieue.org

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