Ancien haut-fonctionnaire au ministère de la Défense, professeur à Sciences Po, Pierre Conesa écrivait en 2014 un rapport sur la contre-radication. Il livre son analyse de la situation en France. Pour lui, il faut désigner la menace intérieure, et revoir la politique étrangère. 

Le pays a été victime de deux terribles attentats en 2015. Quelles sont les spécificités de chacun de ces attentats ?

Pierre Conesa : Il faut tout d’abord en tirer une grande conclusion. La France est aujourd’hui une cible majeure et plus facile à atteindre que d’autres cibles du monde occidental. Il existe pour les salafistes djihadistes une hiérarchie des ennemis. Les premiers sur leur liste sont les autres musulmans. Mais en Occident, la France est en tête. Le pays compte la plus grosse communauté juive d’Europe et la plus grosse communauté musulmane d’Europe. Il y a à la fois probablement des réseaux de soutien et une focalisation sur la thématique de l’antisémitisme comme on l’avait vu notamment avec Merah ou Coulibaly. La diplomatie Fabiusienne, calquée sur les États-Unis, qui manquait de prudence, a certainement aussi été une cause du choix de la France.

Les attentats de janvier étaient lisibles politiquement. Ils visaient des caricaturistes et un magasin juif hyper cacher. Le 13 novembre, nous avons eu affaire à une forme de terrorisme de masse qui consiste à tirer à l’aveugle là ou l’on peut terroriser indifféremment.

La réponse des autorités aux attentats du 13 novembre est sécuritaire. Elle comprend de nombreuses perquisitions facilitées par l’état d’urgence. C’est efficace selon vous ?

C’est efficace puisque c’est un grand système de perquisitions. Il dévoilera des filières. Mais ce n’est pas une situation tenable à long terme. Il faut le concevoir comme une mesure d’exception, qui sera de toute façon rentable puisqu’elle favorise considérablement le travail de la police.

Les perquisitions de mosquées ne risquent pas plus d’aggraver le stigmate sur la communauté musulmane que d’apporter des résultats ?

Les contrôles doivent partir de renseignements, et ne touchent pas n’importe quelle mosquée en France. Par ailleurs, les lieux perquisitionnés ne sont pas que des mosquées. On peut également contrôler des gens soupçonnés de faire partie de réseau de soutien ou des quartiers dont on soupçonne qu’ils font partie de ces mêmes réseaux. Mais il est vrai que les cibles, comme les jeunes djihadistes de Moolenbeck sont difficiles à appréhender car nous n’avons que peu d’indicateur.

Vous rédigiez il y a près d’un an un rapport sur la contre radicalisation. Comment lutter aujourd’hui contre ces formes de radicalisation ?

Peu de choses ont changé. Mon analyse majeure portait sur deux aspects. Le premier était de désigner ce qui dans la pratique de l’islam paraissant comme antirépublicain: le salafisme. Sans interdire, désigner avec des mots justes permet de ne pas stigmatiser l’ensemble des musulmans. Le débat sur le salafisme est devenu central aujourd’hui, en particulier avec le débat sur l’Arabie Saoudite.

Le second axe concernait la politique étrangère. Force est de constater qu’elle est toujours aussi peu adaptée à la situation du Moyen Orient, que ce soit en Irak ou en Syrie est complexe. C’est une guerre sunnite/chiite, car quand on hiérarchise les ennemis des salafistes ce sont d’abord les chiites. C’est une guerre de religion, et nous n’avons pas de légitimité à y intervenir lorsqu’on n’est pas musulman. L’idée de faire la police universelle en désignant les bons et les mauvais est une première erreur. De plus, dans cette guerre, chacun des pays belligérants a des stratégies propres. Il aurait été plus pertinent d’installer des zones sécurisées pour que les gens victimes de massacres puissent se réfugier, et frapper seulement en cas d’ingérence dans ces zones au lieu de devenir strictement belligérant. C’est l’idée des néo-conservateurs, c’était celle de Bush après le 11 septembre, c’est celle de Bernard Henri Levy sur la Libye.

Ce réexamen de la politique extérieure est en cours, mais il est insuffisant. Il faut annoncer un plan de sortie aux pays de la région, où la France n’a pas de légitimité à intervenir. Il faut priver Daech d’une partie de son argumentaire sur le massacre des musulmans par les occidentaux, puisque la réalité du terrain est surtout le massacre de musulmans par d’autres musulmans. Cela peut paraitre cynique, mais il y a des tas de crises où la France n’intervient pas. Le Congo est un exemple, il y a pourtant eu deux millions et demi de morts.

Ensuite, il n’y a que cinq pays musulmans qui participent à la lutte contre Daech, et il y a dix pays arabes qui participent à la lutte contre les chiites au Yémen. C’est un déséquilibre incompréhensible, les pays sunnites ne veulent pas combattre Daech, ce n’est pas à la France de le faire. On est aussi en train de reconstituer une croisade. En allant vers Poutine, on renforce le caractère occidental et entre guillemets « chrétien » de la lutte contre Daech. Le tout sans calendrier de sortie.

Le terme de guerre a été employé beaucoup dans le discours politique et médiatique. La France est en guerre ?

Oui, mais il y a un contresens énorme. Cette guerre, c’est nous qui l’avons déclarée. Nous somme dans la logique classique de la guerre asymétrique. L’attentat est la réponse du faible au fort, c’est une mesure à laquelle il fallait s’attendre à cause de l’engagement militaire de la France contre Daech.

Qui doit être nommé comme l’ennemi en France ?

J’ai plaidé pour que ce soit le salafisme comme interprétation de l’islam car je considère que c’est la philosophie la plus antirépublicaine de toutes les pratiques de l’islam. C’est celle qui veut mettre la loi divine avant la loi républicaine et qui a une stratégie politico-religieuse de ghettoïsation des musulmans par rapport au reste de la communauté. Cela ne signifie pas qu’il faut l’interdire, mais déjà en désignant, on dédouane les autres musulmans dans toute la politique publique en considérant qu’ils ne posent absolument aucun problème puisque c’est le cas. Cela permet aussi à ces musulmans de considérer que l’on doit se prononcer sur cette question du salafisme. De même, s’il y a des salafistes quiétistes  apolitiques, qu’ils viennent participer à la lutte contre les djihadistes. Ces derniers les voient d’ailleurs comme des traitres.

Mais en désignant les salafistes comme interprétation de l’islam, on désigne aussi les salafistes quiétistes ?

Dans le texte de la loi républicaine des interdits doivent se poser. Il faut ouvrir le débat sur les activités éducatives dans les mosquées salafistes. Des enfants leurs sont confiés, il faut aller regarder les programmes enseignés. Il y a des cas qu’il faut trancher en justice car il y a un risque sur la laïcité, le respect des droits de l’homme et de la femme. Quand un type affirme qu’il faut frapper sa femme, c’est un appel à la violence ! Il faut se demander si l’on étend la loi des appels à la haine aux appels à la violence, car certains discours ne sont plus tolérables. L’idée du salafiste quiétiste qui est dans son coin et n’ennuie personne, ce n’est pas vrai. C’est une contestation de la loi républicaine. Il faut s’interroger sur le salafisme quiétiste dans la teneur du discours.

Les salafistes ont forcément un discours violent selon vous ?

Je ne parle pas d’interdire le salafisme. Le salafisme, quiétiste ou djihadiste est comparable à la querelle sino-soviétique. Il ne s’agit pas de savoir qui a raison, c’est l’idéologie qu’il faut désigner comme une menace, et la sanctionner dans ses excès, en particulier dans toutes les formes de légitimation de la violence sur l’autre, et dans toutes les formes de racisme. Il faut être en continuellement en veille.

Tous les terroristes qui ont agi sur le sol Français étaient salafistes selon vous ?

C’est très difficile de répondre à cette question, on n’est pas salafiste comme on prend sa carte du Parti Communiste. Quand on décide de prendre pour cible une école juive pour Merah ou un Hyper Cacher pour Coulibaly, ou encore une salle de spectacle, ce sont les pratiques de gens qui se disent qu’il y a des bons et des méchants. Ce sont des pratiques qu’il faut analyser comme une idéologie sectaire. Quand vous regardez « la gestion de la barbarie », une publication collective faite par Daech sur la violence pour faire triompher la société nouvelle, on y retrouve les méthodes millénaristes de destruction de l’ancien monde pour en créer un nouveau. C’est ainsi que l’on légitime une salle de spectacle, un stade de football… Ce n’est pas une question d’encartage, c’est une pratique idéologique qui a des conséquences graves.

Vous déclariez l’an dernier que « 80% des djihadistes ne sont passés ni par la mosquée ni par la prison ». Quels sont les terreaux de radicalisation ?

C’est le parquet antiterroriste qui le dit. Cela pose la question des autres terrains de radicalisation, pour l’essentiel, internet. Mais ce n’est qu’un média, la vraie question est : qu’est-ce qui dans le discours de Daech est si mobilisateur, alors qu’il n’est médiatisé par aucun contact humain dans un premier temps ? Il ne faut pas se contenter de taxer le discours de propagande mais l’analyser. Si on dit par exemple dans une contre propagande que les djihadiste tuent dix fois plus de musulmans que de non musulmans, l’argumentaire sur la défense de l’Oumma perd de son sens. Le moyen long terme se joue dans le domaine des idées, pas dans la répression policière.

Propos recueillis par Mathieu Blard

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