Les Algériens, qui ont rêvé des banlieues françaises dans les années 90, ont découvert la terrible vérité : Tati n’est pas une marque de luxe. Désormais, la demande de visa pour l’Hexagone diminue et les émigrés privilégient d’autres destinations.

Dans les années 90, l’Algérie plongeait dans le chaos. Une guerre civile aux massacres innombrables ponctuée par des attentats à la bombe quasi journaliers. Plus de 200 000 personnes ont perdu la vie, mais pour respirer l’air de ses montagnes, mon père aurait affronté tous les couteaux des terroristes. Nous n’avons pas manqué un seul été au bled durant la décennie noire.

Au regard des tarifs pratiqués par Air Algérie, on aurait pu aller en vacances au bord de n’importe quelle plage du Pacifique. Père dépensait une fortune pour emmener sa famille au village, à l’ombre du Djurdjura, la montagne qui domine la Kabylie, dans la région de Tazmalt. Mes cousins vous diront qu’on a l’eau courante depuis que la tante Faroudja, mue par une envie pressante, a fait un 400 mètres de la fontaine à chez elle avec un bidon bleu dans les mains.

Dans les années 90, débarquer au village depuis la France, c’était être quelqu’un d’important. Nous apportions dans nos valises un je-ne-sais-quoi d’ailleurs et des devises à dépenser. L’émigré qui avait une retraite d’ouvrier Peugeot avait de quoi se construire un palais. La France paraissait d’autant plus mirifique que le pays pleurait ses morts.

Kinder Country

Les temps ont bien changé. Il y a encore des terroristes en Algérie mais rien de comparable à l’apocalypse d’il y a vingt ans. Les émigrés – c’est ainsi qu’on nous appelle au pays – ont eux aussi muté. Les chemins de l’exil se sont étoffés. Les queues devant l’ambassade de France sont encore les plus longues, mais ce n’est plus pareil. Depuis l’époque des usines Citroën et des mineurs du Nord, notre pays avait l’exclusivité des demandes de visa en Algérie. D’année en année, peu à peu, les émigrés sont partis voir ailleurs. Désormais, sur la place du village, l’été venu, on entend des enfants parler anglais ou allemand. Deux frères vivent en Chine et le dernier émigré en date s’est installé au Japon. Celui-ci, un peu pète-sec, refuse l’appellation et insiste pour qu’on le désigne comme «expat».

Nous ne sommes plus les tauliers. Aujourd’hui, même ceux qui travaillent à Alger et rentrent le week-end semblent avoir mieux réussi que «les Français». Les Algéro-Américains nous regardent comme s’ils venaient de libérer Paris. L’émigré débarqué de Bobigny (Seine-Saint-Denis), qui «mythone» son prétendu statut affilié cadre, ne fait plus guère illusion avec son RSA. On parle français avec un mélange d’accent kabyle et du Québec pour comparer le gigantisme d’une maison au bord du Saint-Laurent à la pauvre mine de nos HLM.

Dans les années 90, les cousins me confiaient leur désir d’exil à Barbès, dont ils connaissaient la moindre adresse. Ce temps est révolu. Evidemment ! Essayez de vendre le rêve français au volant d’une 406 avec 300 000 kilomètres au compteur, quand l’oncle de Munich débarque avec le dernier 4 × 4 de chez BMW et 10 kilos de Kinder Country. Les Algériens, trahis par leurs cousins de France qui semblaient si généreux, ont découvert la terrible vérité : Tati n’est pas une marque de luxe.

Pourris gâtés

L’image de la France a changé. J’ai commencé à le voir en 2006. L’été qui a suivi la révolte des banlieues, j’étais, fidèle au poste, en vacances au village. En ce temps-là, le prix du pétrole était à trois chiffres et le pays commençait tout juste à panser les plaies de la sale guerre. Pour la première fois, les Algériens découvraient une denrée précieuse, plus rare que les bananes sous Boumédiène : l’espoir d’un avenir meilleur.

Mais le matelas de pétrodollars qui grossissait à vue d’œil sous les culs d’hippopotames de la nomenklatura tardait à profiter au peuple. Tout allait mieux que pendant les massacres du Groupe islamique armé (GIA), mais les envies d’ailleurs étaient toujours aussi fortes. Et ailleurs, en 2006, c’était la France. Nous, les émigrés, avions tout pour être heureux, c’est du moins ce que pensaient les blédards. On pouvait consommer des produits de grandes marques (Lidl, Tati…), voir la tour Eiffel en ouvrant la fenêtre des chiottes et sortir avec Brenda Walsh le jour du bal de fin d’année. Grâce à la magie des antennes paraboliques et des doublages français, la série télé Beverly Hills était devenue dans l’imaginaire algérien une station du métro parisien. C’est pourquoi, quand je débarquai au bled cette année-là, les gens de mon village ne comprirent pas quelle folie avait traversé les jeunes de banlieue qui avaient brûlé des voitures durant trois semaines d’émeutes. J’expliquai en vain que la mort de Zyed et Bouna, deux enfants aux casiers judiciaires vierges pris en chasse par la police, avait été l’étincelle provoquant l’explosion d’un baril de poudre fait d’exclusion, de racisme et de chômage.

Pour eux, la banlieue, c’était la France, puisque la majorité des émigrés vivaient en zone périurbaine. Les beaux habits et les chaussures neuves que nous mettions pour débarquer à l’aéroport d’Alger, le kilo de viande que le daron achetait tous les jours de marché étaient des signes qui ne trompaient pas : nous étions pourris gâtés. Les images des voitures et des abribus en feu diffusées par la télévision confirmaient ce que tous les Algériens pensent de nous : les enfants d’immigrés sont mal élevés.

Le banlieusard a toujours eu mauvaise presse en Algérie, bien au-dessus de tout ce que le PAF a pu produire en matière de reportages sur les quartiers populaires. Il faut dire que du temps de Mitterrand et de «Touche pas à mon pote», la punition ultime pour un fils d’émigré algérien, c’était le retour au bled. S’il avait un jour le malheur de finir en garde à vue, vingt-quatre heures étaient mises à sa disposition pour ne penser qu’à ça. Quand son père irait le chercher à la sortie du commissariat, ce dernier aurait deux choses dans les mains : son ceinturon débouclé et un billet d’Air Algérie. Aller simple. Six mois, un an dans le djebel, parfois même plus, selon la gravité de la bêtise. Si la police avait de quoi remplir le casier du rejeton, celui-ci gagnait à coup sûr le tiercé dans l’ordre : un bâton, trois chèvres et un mariage avec la cousine forgeron.

La logique voudrait donc que les banlieusards qui ont le plus longtemps été en contact avec des mecs du bled soient d’anciens supposés délinquants. Ajoutez le match France-Algérie interrompu en 2001 parce que des jeunes du «9-3» ont envahi la pelouse et vous comprendrez pourquoi les gens de mon village avaient interprété les émeutes de 2005 comme la volonté d’une bande de sauvageons de foutre la merde.

Procès en nationalité

Un seul de mes arguments a fait mouche. En 2001, à peine quatre ans avant Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), n’y avait-il pas eu des émeutes en Algérie ? Le printemps noir avait commencé avec la même étincelle : la mort de Massinissa Guermah, lycéen abattu par la gendarmerie à la suite d’une arrestation arbitraire. Cette année-là, des jeunes Algériens avaient aussi tout cassé. «Non, m’ont rétorqué les cousins, nous ne visions que les symboles du pouvoir et pas les voitures des voisins.» Peut-être parce qu’en Algérie, à l’époque, il fallait dix ans d’un salaire moyen pour s’en payer une, rétorquai-je. Les Kabyles étaient allés dans la rue affronter les balles pour réclamer une vraie démocratie et le partage des richesses pour tous les Algériens. Ils avaient aussi clamé leur colère à cause du sentiment que le pouvoir opprimait une région qui a pourtant donné son sang à gros bouillon pour l’indépendance, sans compter que les villageois kabyles ont été les premiers à repousser une attaque des islamistes du GIA, à une époque où le pays tremblait devant les massacres.

Chaos libyen

Mais avant tout, ces jeunes dans la rue réclamaient un avenir. De l’autre côté de la Méditerranée, les émeutiers de 2005 aspiraient sans doute au fond du cœur à un même mirage. Que la République tienne ses promesses d’égalité, que les procès en nationalité cessent enfin, et pas seulement parce qu’ils sont nés français. Au droit du sol s’ajoutent les droits du sang et de la sueur : leurs ancêtres ont contribué à la libération du pays et à sa reconstruction.

«Vous avez une vraie démocratie et de vraies élections en France»,m’avait-on répondu au village. En 2005, pas un ministre, un député ou un maire d’origine maghrébine et pas un Noir à la télé. «Il y a une différence, et de taille, avait conclu l’intellectuel du village, professeur à l’université d’Alger. Les émeutes en Kabylie ont fait plus de cent morts.» Zéro en France, certes, un miracle après trois semaines de révolte.

Depuis cette conversation, les choses ont changé en Algérie. Dix ans d’un pétrole hors de prix ont permis d’acheter la paix sociale. Les 4 × 4, le dernier iPhone et Internet ne sont plus des choses rares, même au village. Et le printemps arabe qui avait emballé les esprits a vite calmé les aspirations au changement politique, au regard du chaos chez le voisin libyen.

Depuis cette conversation, rien n’a changé en banlieue. Pire. Mon jeune cousin né à Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis) n’ose plus rentrer au village l’été venu. Du haut de son bac+5, en désespoir d’avoir un boulot en France, il a migré à Dubaï. En apparence, un excellent choix. Il a trouvé un emploi bien payé, mais là-bas, sur place, c’est un autre cousin, né en Algérie, au village parmi les chèvres, qui lui a fait passer son entretien d’embauche.

Idir Hocini

Article publié dans Libération, le 26 octobre 2015 à l’occasion d’un numéro spécial

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