«Mets-moi plus de White, de Blancs, de Blancos»… Et si les médias français se décidaient enfin à inverser la formule de Manuel Valls ?

Dans un élan médiatique quasi unanime, Nadine Morano a été conspuée quand elle a évoqué la «blancheur» de la «race française». Mais quand on regarde ces médias, on se demande si l’ex-meilleure amie de Nicolas Sarkozy n’avait pas vu juste. Dans un énième rapport, le CSA expose les chiffres de la «diversité» ou plutôt de l’absence de diversité dans les médias. Les jeunes, les femmes, les pauvres, les banlieusards, les Noirs, les Arabes, les handicapés, tous ceux qu’on cache derrière les mots «diversité» ou «minorités» semblent aujourd’hui et plus que jamais «minorisés». Mais, à l’ère du numérique où la moindre information est partagée en une fraction de seconde, où l’instantanéité règne sur les rapports et les réseaux sociaux, combien d’années devrons-nous encore attendre pour que le changement se manifeste ? Combien de temps faudra-il attendre pour que les médias ressemblent aux Français ?

Qui sont les vrais communautaristes ?

Comme les hommes politiques, les journalistes peinent à laisser leur place pour permettre au cycle de la vie de suivre son cours. Laurent Joffrin, Alexis Brezet, entre autres, dirigent des rédactions depuis les premiers pas de Jacques Chirac à l’Elysée. Alain Duhamel, Catherine Nay, Jean-Pierre Elkabbach – 224 ans à eux trois – occupent encore des postes. Quant aux cumulards spécialistes de tout et de rien, faut-il encore les citer ?

Pendant ce temps, on a de cesse de crier aux affres du repli identitaire des minorités vers des médias dits «communautaires», mais les médias les plus repliés sur eux-mêmes sont en réalité les médias classiques. La caste blanche, riche, parisienne, digne héritière, domine les médias mainstream. Si les statistiques ethniques sur les salariés n’existent pas, elles brillent pourtant par leur flagrance : aucun journaliste noir à Libération, à peine plus au Monde, où les journalistes non blancs se comptent sur les doigts d’une main. Idem pour Mediapart, qui par son indépendance et sa ligne devrait être exemplaire.

Pour Johan Hufnagel, directeur des éditions à Libération, la période de fragilité économique que traverse la presse écrite ne permet pas d’améliorer la situation. «Les changements sont trop longs par rapport à l’urgence des attentes d’une génération, c’est une évidence. Nous nous sommes efforcés, dans la restructuration du journal, de tendre vers la parité hommes-femmes au sein de la rédaction et de la rédaction en chef. La recherche d’une autre diversité, des parcours et des origines a été remise à plus tard. C’est peut-être un tort. On aurait dû y penser.»

Même constat côté télévisuel, selon le baromètre du CSA, le «cru» diversité 2015 n’a toujours pas progressé ces dernières années. Seul 14% de présence à l’antenne pour les personnes «perçues comme non-blanches».

Amirouche Laïdi, président du club Averroes, se dit très déçu du manque de volonté des médias : «Je suis très inquiet, il ne s’agit pas juste de représentation, il s’agit de cohésion. L’excuse des patrons, c’est de dire « on n’a pas de gens compétents, on cherche mais on ne trouve pas ». Ça fait beaucoup de mal, car l’excuse sur la compétence et le niveau n’est pas acceptable, jouer sur le problème de compétence pour masquer un manque de volonté, c’est pire que tout.»

Au-delà du manque de volonté, le processus est en cours, promet Johan Hufnagel : «Je veux bien être jugé sur pièce à partir de maintenant.»

Au-delà de la question de principe, c’est aujourd’hui une nécessité d’ouvrir les rédactions à des journalistes issus de milieux différents. «Il n’est pas uniquement question de la couleur de peau, c’est l’origine sociale, le parcours de vie, qui font la différence. La présence d’Audrey Pulvar par exemple, ça normalise la différence, mais ça ne change pas la ligne éditoriale, Frédéric Taddeï apporte plus qu’elle en termes de nuances», explique Adil El Ouadehe, membre de l’association les Indivisibles, qui lutte pour une représentation plus juste de la diversité dans la vie publique. Pour Johan Hufnagel, «la télévision a fait un plus gros effort que la presse écrite sur les questions de représentativité». Pourtant, aujourd’hui, les minorités plus largement représentées sur BFM TV ne semblent toujours pas avoir d’impact sur la ligne éditoriale de la chaîne.

Qui alimente les extrêmes ?

«La cohésion nationale est de plus en plus fragilisée, beaucoup d’émissions font de la publicité pour le FN, on se demande si tout ça n’est pas instrumentalisé», s’interroge Amirouche Laïdi qui s’inquiète de la représentation du «non-blanc» auquel on associe l’image «négative» de l’étranger : «Les médias focalisent sur la représentation de l’autre à travers les faits divers ou les conflits géopolitiques.»

En dix ans, le traitement du fait divers a augmenté de 73% dans les journaux télévisés. On peut se demander pourquoi les chaînes comme M6 ou BFM précisent systématiquement les origines ethniques des auteurs de faits divers comme si essentialiser le crime était essentiel à l’information. Les effets sont dévastateurs : toujours selon le dernier rapport du CSA, l’étude du baromètre montre que les attitudes à connotation négative, dans les fictions, pubs, etc., sont incarnées à 29% par des personnes perçues comme «non-blanches». Et l’absence d’une diversité «normalisée» ne permet pas de contrebalancer.

L’expertise, déjà rarement incarnée par les femmes, l’est encore moins par des personnes issues de la diversité : «C’est un réflexe néocolonial, ce sont les médias qui font l’identitaire : on sollicite les musulmans pour parler uniquement d’islam et de halal à la télé, et ensuite on dit qu’ils sont communautaires. La diversité est traitée dans les médias à travers le prisme repoussoir et ça aura de graves conséquences»,explique Amirouche Laïdi.

Combien de fois faudra-t-il encore citer les chiffres alarmants de la hausse des actes racistes, islamophobes, antisémites pour que les journalistes comprennent enfin l’impact négatif qu’ils ont sur la société ?

Des logiciels périmés déconnectés de la réalité

Il existe encore des journalistes qui pensent sérieusement que les jeunes issus de l’immigration s’identifient à SOS Racisme, Hassen Chalghoumi, ou encore la Licra. Comment expliquer sinon un tel décalage entre leur présence encore récurrente sur les plateaux télé, et leur rejet quasi-unanime par les personnes qu’ils sont censés représenter.

Autre drôlerie symptomatique du décalage total avec la réalité : la tendance de certains journalistes à proclamer les «phénomènes» issus des quartiers. Le plébiscite du rappeur – «blanc», «sage», «à la belle gueule» – Nekfeu pose en effet question, face à la moindre visibilité des rappeurs noirs, arabes et gitans dans les médias de masse. Ce jeune «phénomène du rap français», comme il a été présenté dans de nombreux JT, n’est en réalité que peu écouté dans les quartiers, lui préférant de loin les Youssoupha, Medine, Kaaris, rarement sollicités par les médias qui les préfèrent polémistes. Mais la déconnexion des journalistes va de pair avec celle de l’institution. «Ceux aujourd’hui qui sont au CSA ne sont pas légitimes et pas compétents, ce sont de hauts fonctionnaires de l’Etat, ils ne sont pas bons. On ne peut pas dire qu’ils soient racistes, mais ils ne connaissent pas les enjeux qui traversent la société française.», s’indigne Amirouche Laïdi le président du club Averroes. Pourtant, plus le plafond de verre s’épaissit au sein des rédactions classiques, plus le numérique (se) démocratise. La diversité existe sur les réseaux sociaux, s’exprime, grandit, critique, impose ses sujets et crée un rapport de force…

Faut-il imposer des quotas ?

Les militants associatifs qui travaillent sur la question des représentations sont unanimes. Ce que les entreprises ne font pas, il faut que la loi l’impose. «Les quotas vont devenir incontournables si on veut éviter une crise majeure. Il faut imposer les objectifs à atteindre car le simple volontarisme n’est pas efficace», estime Amirouche Laïdi. «Ce qu’on a fait avec les femmes, on le fait pour les Noirs et les Arabes», ironise quant à lui Adil El Ouhadehe. Pourtant, comment imposer des quotas alors que les statistiques ethniques n’existent pas et qu’on s’interroge encore sur la nécessité de les introduire dans la société ? Comment faire comprendre la nécessité d’intégrer des journalistes issus de différents milieux alors que le secteur n’embauche pas ? Comment faire comprendre aux médias qu’ils ont une part de cohésion sociale entre leurs mains ; qu’ils n’ont d’autre choix que de composer avec nous ou nous finirons par les rejeter, telle une mauvaise greffe qui ne prend pas…

Widad Ketfi

Article publié dans Libération, le 26 octobre 2015 à l’occasion d’un numéro spécial

Articles liés