Contre-pouvoirs a été tourné à Alger dans les locaux du quotidien El Watan. Pourquoi avoir choisi un journal francophone ?
Malek Bensmaïl : Au départ, je voulais faire un croisement entre deux rédactions, El Watan et El Kahbar, un journal arabophone très sérieux. J’ai commencé à y travailler mais j’avais beaucoup moins de liberté de mouvement qu’à El Watan. Dès la première semaine, les gens étaient complètement coincés. J’aurai pu continuer le tournage dans ce contexte-là mais cela aurait desservi le journal et même la langue arabe, ce que je ne voulais pas. Depuis l’arabisation (loi n° 91-05 du 16 janvier 1991, NDLR), beaucoup de journaux arabophones apparaissent. Mais ce qu’il faut savoir, c’est qu’El Watan a été créé par des journalistes qui travaillaient pour El-Moudjahid, le journal unique et historique du Front de Libération National (FLN). Même pendant la guerre, ce journal était publié en français. Quand il y a eu l’ouverture de la presse indépendante, les journalistes ont créé El Watan en français parce que, globalement, l’ensemble des journaux était dans cette langue. Avec un siècle et demi de colonisation, le français fait aussi partie des langues que l’on parle aujourd’hui dans la rue en Algérie. Certaines administrations utilisent le français. Nous sommes dans un espace multiculturel où l’on peut parler arabe, berbère, français… Gardons-le.
Les journalistes étaient-ils à l’aise avec la caméra ?
M.B. : Au début, c’est toujours compliqué. Je leur ai présenté mes films et leur ai montré ceux de Frederick Wiseman et Raymond Depardon. Ils ont compris vers où je voulais aller. Le rapport des journalistes à la caméra n’était pas simple mais petit à petit, ils se sont  lâchés. Leur parole est comme une thérapie ; il est important qu’ils témoignent de leur travail. Rappelez-vous, durant la décennie sanglante, le couloir d’El Watan était rempli de caméras du monde entier. Mais que venaient-elles filmer ? La mort et la violence. Les médias faisaient des sujets de cinq minutes et repartaient. Ils faisaient la queue pour avoir des entretiens, être amenés sur le terrain mais aucun n’interrogeait le travail de journaliste au quotidien.
Et vingt ans plus tard ?
M. B. : Vingt ans plus tard, avec un président qui se présente pour la quatrième fois se pose la question : « comment allez-vous traiter cette élection ? » On peut penser qu’il s’agit d’un film de plus sur la presse mais dans la situation politique actuelle du monde arabe, je trouve cela intéressant : donner à voir qu’une démocratie n’advient pas facilement. La seule chose pour laquelle les journalistes n’ont pas joué le jeu – et c’est un peu normal – c’est lorsque j’ai demandé à aller sur le terrain avec eux. Ils voulaient protéger leurs sources. Le parti pris a donc été de faire un huis-clos dans un lieu abject, un ancien bâtiment colonial ultra sécurisé que la rédaction essaie de quitter depuis quinze ans. El Watan subit tellement de pression qu’ils n’arrivent pas à terminer les travaux de leurs nouveaux locaux.
Quels genres de pression subit la rédaction d’El Watan ?
M.B. : L’imprimerie nationale qui publiait le journal s’est arrêtée plusieurs fois, ce qui a obligé El Watan à investir dans des machines allemandes d’impression. La publicité d’État s’est arrêtée. Depuis le quatrième mandat, l’État a imposé aux entreprises qui s’installent ou investissent en Algérie de ne rien diffuser dans ce journal. Ils ont donc perdu 60% de publicités. Cela fait partie des pressions. La pression est politique et économique, mais en sous main. Dans le même temps, l’État laisse faire pour pouvoir dire aux ambassades et aux grandes nations : « Regardez, il y a une presse indépendante en Algérie ». C’est un jeu du chat et de la souris.
Comment s’est déroulé le tournage ?
M.B. : Le tournage de Contre-Pouvoirs s’est déroulé sur sept semaines. Il est presque le miroir d’un autre de mes films, Le grand jeu (2005), où je suivais un ancien ministre d’Abdelaziz Bouteflika, Ali Benflis, qui avait claqué la porte et était devenu un opposant créé par le système. J’ai voyagé avec lui à travers toute l’Algérie et c’était très intéressant car quelqu’un me laissait entrer au sein de son QG. J’ai pu filmer des paysages, l’attention du peuple qui avait peut-être besoin d’un changement… Ce film a été censuré en Algérie et en France où les chaînes TV qui l’ont coproduit n’ont pas voulu le diffuser pour protéger le rapport à l’État algérien. Dix ans plus tard, qu’est ce qui change ? Ceux qui se lèvent contre le 4e mandat de Bouteflika et disent qu’ils veulent un changement de système sont les Algériens. Leur porte-voix : la presse indépendante créée dans les années 1990.
Dans vos documentaires Des vacances malgré tout, Aliénations, La Chine est encore loin et Contre-Pouvoirs, un point commun : votre immersion dans un environnement, qu’il soit familial, hospitalier, scolaire ou médiatique.
M. B.: En documentaire, il y a deux types de cinéma. Soit on est dans l’investigation et le documentaire didactique, avec le besoin de comprendre un certain nombre d’éléments via un cinéma d’entretiens et d’archives. Soit on est dans « l’immersion », mais je n’aime pas trop ce mot. Nous ne sommes pas transparents. Nous faisons des films avec des personnes, pas sur elles. Je les implique énormément pour qu’elles comprennent que je veux faire un film avec elles et non porter un regard sur elles, mettre un film en boîte et le montrer au monde entier.
En 2015, des documentaristes algériens comme Hassen Ferhani (Dans ma tête un rond-point) ou Lamine Ammar-Khodja (Bla Cinima) ont été primés au FIDMarseille et au FIDADOC d’Agadir. Que pensez-vous de cette nouvelle génération de cinéastes ?
M.B. : Cette génération est super, intéressante, je l’aime beaucoup. Nous avons une relation que je n’ai pas pu, à l’époque, établir avec mes pairs. Comme mes films abordent souvent la question de la transmission, j’essaie, dès que je peux, d’aider ces réalisateurs, surtout au niveau artistique, éditorial… La relève est déjà là.
En parlant de relève, comme beaucoup de binationaux, les franco-algériens sont partagés entre une France qui les renvoie à leurs origines et un pays d’origine qui leur rappelle qu’ils sont français. Quelle place leur accorde-t-on en Algérie ?
M.B. : C’est l’éternel dossier des binationaux. Dans la constitution algérienne, on essaie de faire passer l’impossibilité aux binationaux d’accéder aux grandes fonctions (article 51 de l’avant-projet de révision de la Constitution, dévoilé le 5 janvier 2016, NDLR) tandis qu’en France, on réfléchit à la déchéance de nationalité (projet de réforme constitutionnelle concernant les binationaux nés français, pour crimes terroristes, NDLR)… Je ne sais pas quelle est leur place mais si il doit y en avoir une, elle doit être prépondérante. L’ouverture sur le monde, l’Europe… Un pays ne peut pas se renfermer sur lui-même, c’est la pire chose qui puisse lui arriver. Or, l’Algérie a longtemps été enfermée sur elle-même, d’où la décennie sanglante. Plus nous nous ouvrirons, plus nous arriverons à nous construire. Sinon, il est évident que cela relèvera de l’auto-flagellation : nous resterons sur la place de l’Islam et du FLN dans notre pays, sur les mêmes questions qui portent préjudice à la possibilité d’une émergence. Cette émergence peut largement venir des binationaux, qu’ils soient français, hollandais ou américains. Il y a des gens brillants qui peuvent apporter énormément à l’Algérie. Malheureusement, dans le système économique algérien, il y a beaucoup de corruption. Et pour faire des affaires, il faut passer par cette case. C’est terrible. Cela fait beaucoup de mal à l’Algérie.

Propos recueillis par Claire Diao

Contre-Pouvoirs de Malek Bensmaïl, documentaire, 2015, 1h37
Sortie nationale le 27 janvier 2016.
Projection mercredi 27 janvier à 20h15 à l’Espace Saint-Michel, 7 place Saint-Michel 75005 Paris en présence de l’équipe du film, de Malek Bensmaïl et d’Omar Belhouchet, directeur de publication d’El Watan.
Plus d’infos : www.contre-pouvoirs-le-film.com

Articles liés