Ils étaient entre cinq et vingt mille à défiler, samedi 30 janvier à Paris, contre l’état d’urgence que le gouvernement veut prolonger, ainsi que la déchéance de nationalité qu’il discutera prochainement à l’Assemblée nationale.

Sous la pluie, ils marchent. Ils se sont rassemblés place de la République, vers 14 heures. Une place qui se vidait par intermittence au gré des intempéries, la bruine de ce samedi 30 janvier se muant parfois en pluie corrosive. On s’abritait dès lors dans les bouches du métropolitain. Un cocon où les gens, serrés et collés, fraternisaient. « C’est drôle », avait fait remarquer une jeune femme, « on dirait un rassemblement à deux niveaux, le rez-de-chaussée et puis le niveau – 1 ». Au rez-de-chaussée, justement, seul sous la pluie, Corentin flâne, ignorant l’averse, grosse monture juchée sur son nez rougi par le froid et bonnet vissé jusqu’à caresser ses sourcils, il est là pour manifester contre la déchéance de nationalité. « Moi, je suis Français, je n’ai pas d’autre nationalité, et je suis contre, ça crée une différence entre les gens », lance cet élève en classe préparatoire littéraire, ses grands yeux bleus perdus dans la contemplation du monument à la République, recouvert d’un palimpseste de revendications, de drapeaux et de messages divers…

Un agglomérat de luttes 

Tous marchent, donc, scandent des slogans parfois différents, mais tous portent la même revendication. En tête de cortège, une banderole : «levée immédiate de l’état d’urgence » sur la gauche, « pas de déchéance de nationalité » de l’autre côté. Et puis, entre les deux inscriptions, un symbole, sorte de tampon, un rond rouge, avec au centre « STOP ». Derrière ce mot d’ordre s’agglomèrent des dizaines de revendications avec toujours pour ligne de mire l’opposition à la déchéance de nationalité, à l’état d’urgence ; chacune, chacun faisant émerger son désaccord selon sa sensibilité.

Les antifascistes, drapeaux rouges et noirs, s’adressent à « Hollande Valls : levez l’état d’urgence ». Les étudiants de Paris I et de Nanterre crient en chœur : « P pour perqui’, S pour fichier S, à bas le PS ». Le parti pirate a opté, lui, pour un « ni dieu ni maître ni socialotraître » quant aux militants de la fédération LGBT, c’est derrière une banderole et des drapeaux multicolores « meufs bies gouines pédés trans contre l’état d’urgence » qu’ils avancent. Et chacun, tout en portant la revendication primordiale, glisse la sienne, ainsi derrière l’opposition essentielle, trop de drapeaux, de slogans, trop de singularités pour prétendre à une quelconque homogénéité monotone. Une manifestation riche en contraste où le drapeau de l’Union Juive Française pour la Paix avance derrière une banderole orange portant «migrants d’hier et d’aujourd’hui même combat pour l’égalité des droits » et celle-ci se mêle à la lutte contre l’aéroport de Notre-Dame-Des-Landes dont les slogans se résonnent avec les interpellations à la liberté numérique de la Quadrature du Net.

Cet agrégat de revendications, à la fois si différentes mais poussant toutes dans le même sens, relèvent d’une certaine cohérence, dans l’urgence. Tous craignent pour leurs libertés. Tous en appellent au droit à l’égalité, quelle que soit la nationalité.

« C’est un risque pour nos libertés » 

En tête de cortège, contraste avec la foule banale, un masque, celui d’Anonymous – à l’effigie de Guy Fawkes. C’est Hugo qui se cache derrière, lycéen en Seine-Saint-Denis, il est venu avec Raphaël, son ami, manifester « contre l’état d’urgence qui menace les libertés d’Internet ». Ce dernier, sourire innocent, acquiesce : « nous on s’informe surtout sur Internet et on a pris conscience du danger de l’état d’urgence, c’est pour ça qu’on est là ». Même son de cloche du côté de Tristan, la vingtaine, étudiant en musique classique « je m’informe uniquement sur la toile et puis je ne lis que des médias alternatifs, moi, je leur fais pas confiance aux médias traditionnels, l’état d’urgence, c’est un risque pour nos libertés, c’est un danger » conclut-il, laconique.

La longue file de manifestants avance et, malgré la pluie battante, elle chemine, bouillante de revendications. Au cœur du cortège, on se masse et l’on se prélasse au son de la fanfare qui ne cesse d’entonner, cuivres aux vents, chansons populaires ou militantes. À la rue de Turbigo, les musiciens interprètent Alabama song (appelée aussi Whisky Bar) de Berthold Brecht, que plusieurs jeunes identifient comme « le » tube des Doors. Une vieille dame en rit et évoque avec eux Brecht. À Étienne Marcel, changement de rythme. Là, c’est énergique, ça pulse, et sa résonne, ça se mélange aux scansions du DAL (Droit Au Logement). « L’urgence est social pas sécuritaire/on veut des logements pas des militaires». Les deux s’enforcissent mutuellement, les musiciens accélérant le rythme, les manifestants enchaînant les slogans qui s’enveloppent dans le souffle des cuivres.

Arrivés place des Victoires, la file de manifestants ralentit, comme amollie par cette pluie qui semble s’acharner sur eux, mais ça c’est sans compter sur les tamtams et les tambours, énergiques, immaculée de la coordination 75 des Sans-Papiers. On chante, on les accompagne, on entoure leur banderole, ses doums graves et lancinants réchauffent les esprits, redonnent courage aux jambes qui fléchissent un peu, aux voix qui se noient. La statue équestre de Louis XIV dépassée, le flot de manifestants s’étrécit à cause de l’exiguïté de la rue Montpensier, on plie légèrement les banderoles, trop larges. Mais bien vite, elles se déploient une fois les portes du Conseil Constitutionnel atteintes.

« le Conseil d’État, c’est plus symbolique que Nation» 

Rue Saint-Honoré, Lionel, la quarantaine, et Rémy, 25 ans, à quelques mètres d’une bouche de métro, discutent. Double casquette vissée sur la tête et lunettes rondes aux verres émaillés de gouttelettes, Lionel brandit deux pancartes « Non à l’état d’urgence », écrit grossièrement au feutre sur du carton d’un côté, de l’autre une caricature moquant l’autoritarisme de Manuel Valls. Un peu à l’écart du raffut, diverses confédérations, syndicats et autre partis qui se répandent dans la place. Rémy et Lionel débattent politique. Le premier, emmitouflé dans un manteau noir, trop grand pour lui, évoque le parcours de la manifestation. «  Ça change de Répu-Nation, hein, en plus rapport au sujet de la manif’, je trouve ça plus symbolique de finir devant le Conseil d’État, parce que Nation je veux bien mais… ». Et Lionel de sourire « ça me rappelle le skecth de Coluche tiens, ça disait qu’en France une manifestation on l’autorise qu’entre Répu’ et Nation, qu’entre la gare de Créteil et sa poste… Là où ça gêne pas, tu vois ? ». Rémy hoche négativement : ce n’est pas de sa génération. Il enchaîne, le regard un peu paniqué, il évoque l’état d’urgence qui « l’énerve, surtout que ça se prolonge là , on devient un état policier, c’est ce qu’ils ont mis en place, les deux-là, Hollande et Valls, c’est pas possible, en plus il y a des RG partout, ils savent tout sur nous ». Lionel sourit « moi, je m’en fous s’ils m’écoutent, qu’est-ce qu’ils vont entendre ? hein ? ‘Bisou maman’ ? À quoi ça leur sert et puis moi je te le dis à force d’entasser les informations sur les gens, forcément un moment ils sont noyés, hein, on peut peut-être tout enregistrer mais pas tout écouter et même moi je vais te dire, les écoutes, le renseignement, ça n’a pas empêché les attentats, la déchéances de nationalité ça sert à quoi hein, à rien, c’est juste pour faire du bruit ».

Au loin, un peu partout, résonnent les mégaphones, la musique hurlante depuis les fourgons Cégétistes. La pluie n’a pas cessé, elle a commencé à mollir le carton et le papier des pancartes de Lionel qui, tant bien que mal, tente de les faire tenir droites. Rémy, lui ne veut pas être écouté « même si j’ai rien à me reprocher, moi je veux pas qu’on m’écoute, état d’urgence, terrorisme ou pas, d’ailleurs moi je comprends toujours pas à quoi il sert cet état d’urgence ». Lionel sourit malicieusement : « ouais c’est surtout aux écolos et aux militants de gauche qu’on s’en est pris pendant la Cop21 et même après… Si toi tu ne sais pas, moi j’ai ma petite idée ».

Le reste du cortège tarde à arriver. On commence à se disperser, laissant derrière nous une place clairsemée. On s’enfuit par les petites rues et les avenues. On dégringole les marches qui mènent au métro prochain.

Il pleut encore. L’excitation de la manifestation passée, on grelotte, on se rend compte qu’on est mouillé. On va se sécher, on va se réchauffer. L’état d’urgence sera peut-être maintenu, la déchéance sera discutée à l’Assemblée nationale le 3 février prochain.

Rendez-vous à la prochaine manifestation…

Ahmed Slama

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