D’abord, sa démarche qui appartient à la manière qu’il a de raconter des histoires, courbée, les épaules en avant et la tête à l’intérieur de lui-même, sans qu’il soit pour autant Quasimodo, et puis sa voix, toujours intime, chaude quand il commence ses récits ou ses contes préférés, ses mots qui sont toujours bien choisis, qu’ils soient en français ou à l’envers, et son visage que les gens reconnaissent timidement dans la rue, alors on lui demande de faire un selfie – il dit toujours oui, et ses potes autour de lui rigolent très fort, même lui finira par s’y prendre. Sa manière spéciale, finalement, de dire : « Si vous faites un portrait de moi, alors vous n’avez pas besoin de moi. Vous savez déjà tout ».
Dire qu’il s’appelle Fatsah serait peut être suffisant pour comprendre qui il est. Ces dernières années, il n’a pas eu besoin de son nom de famille – Bouyahmed, parce que son prénom suffisait quand on parlait de lui, on n’avait qu’à le prononcer et tout le monde se mettait à rigoler. Il était le blédard sur la scène du Marrakech du Rire avec Jamel, déclenchait les larmes des fidèles dès qu’il arrivait sur scène et devenait rapidement l’idole de tous. On ne se demandait ni d’où il venait, ni qui il était. Parce qu’il était tellement son personnage, qu’il ne pouvait être personne d’autre. On imaginait même qu’il parlait avec un accent de blédard dans la vraie vie, sans croire qu’il pouvait réciter Molière les yeux fermés et les mains tremblantes.
Dire aussi qu’il a la quarantaine – selon Wikipédia, qu’il a commencé à jouer il y a longtemps. Par contre, quand on dit Jouer, on parle du grand Jeu, pas les petites performances d’acteurs de série B. Chez Fatsah, le Jeu s’incarne. Il devient, puis il est. Dans La Vache de Mohamed Hamidi – son premier premier-rôle au cinéma, il est véritablement Fatah, un paysan algérien, amoureux de sa vache, Jacqueline, qui va traverser la France jusqu’au salon de l’Agriculture avec elle. Là, il n’est personne d’autre : il a les vêtements de Fatah, l’accent de Fatah, le sourire de Fatah, les vannes de Fatah, la démarche et la mélancolie de Fatah dans le cœur.
Dire qu’il est de ces acteurs qui vivent les personnages qu’on leur offre jusqu’au bout des doigts. Il n’y en a pas beaucoup des comme ça, disons qu’il y a Depardieu sans avoir peur de faire une mauvaise comparaison. Et Mohamed Hamidi l’a bien compris depuis leur première rencontre – il y a huit ans, il en a fait sa muse, son acteur fétiche comme un Scorsese a fait de De Niro son héros. « Je dis souvent à Mohamed qu’il fait des films à la Scorsese. Tous les deux partagent leur façon de raconter des histoires d’immigration » dit Fatsah, lors d’une marche qui finira par « si vous faites un portrait de moi, alors vous n’avez pas besoin de moi. Vous savez déjà tout ». Et on se demande bien pourquoi il a dit ça – par flemme de se raconter ? Pour pouvoir se cacher derrière ses secrets ? Pour qu’on continue de l’imaginer tel qu’il n’est pas ?
Dire qu’il vient d’Aubervilliers, que tout commence par une histoire d’amour, une brunette qu’il trouvait bien belle et qui lui a proposé de venir jouer au théâtre avec elle. Une petite association au milieu d’une cité où au bout de deux semaines, l’amour s’est consumé. Il n’aimait plus la brune, et la brune en retour. Mais le théâtre est resté dans son cœur. Il joue Molière pour les gamins des écoles avec sa troupe. Il se coiffe avec des serpillères, utilise des balais comme accessoires et tout ce qu’il a sous la main, devient le malade imaginaire, le bourgeois gentilhomme et surement plein d’autres à la fois. Quand ils repartent, les élèves l’applaudissent à cent mains.
Dire que depuis, il continue d’accumuler les visages, les vies, les vannes. Et comme l’impression qu’il a enfin l’âge du succès – de la reconnaissance, de son talent. En ce moment, dans la rue, sa gueule est sur tous les culs de bus. Dans les cinémas, aujourd’hui, sur tous les écrans de France. À la télévision, sur toutes les chaînes. Dans La Vache, le paysan Fatah dit à une journaliste de France 2 qu’il croise sur son chemin « Tu connais Michel Drucker ? Je l’adore celui-là ». C’est une réplique qui appartient à Fatsah Bouyahmed. Son rêve – qu’on imagine – de devenir quelqu’un qui joue. De trouver assez de rôles pour vivre de ça. De passer, un jour chez Michel Drucker. Et ce jour est arrivé, il y a deux semaines. Son père est dans le salon. Debout. Le son de la télé presque au max. Fatsah dans l’écran et Michel Drucker qui lui pose des questions en l’appelant « Fatsah Bouyahmed » sur le sacré canapé. Son père répète en écho sans y croire. Il n’aurait jamais cru entendre son même nom comme ça, un jour, dit par Drucker. Fatsah… Bouyahmed…
Dire qu’il dit : « Il faut toujours repasser son bac » pour dire qu’il faudra toujours faire ses preuves.
Mehdi Meklat et Badroudine Said Abdallah

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