Il est le rédacteur en chef de la version française de Zaman, le premier quotidien d’opposition qui vient d’être mis sous tutelle par le pouvoir de Recep Tayyip Erdogan. Une mainmise violente dont la Turquie s’est faite une spécialité, un pays où l’indépendance des médias disparaît. Entretien. 
Bondy Blog : Pour quelles raisons Zaman été mis sous tutelle ?
Emre Demir : Zaman était le quotidien le plus tiré de Turquie, le premier journal d’opposition du pays. Zaman compte 1000 salariés, dont 600 journalistes. Jusqu’en 2013, le journal était proche de l’AKP, le parti islamiste au pouvoir d’Erdogan. Mais le quotidien a pris ses distances avec lui dès 2010 puis clairement lors des manifestations de mai et de juin 2013, brutalement réprimées. Le journal a aussi largement couvert les affaires de corruption dont le pouvoir est accusé. Devenu très critique envers le gouvernement, Zaman a subi depuis les pressions du gouvernement qui accuse le quotidien de conspirer contre lui notamment en raison de sa proximité avec Fethullah Gülen, un prédicateur musulman installé aux États-Unis, ennemi juré d’Erdogan. Désormais avec la mise sous tutelle, le journal est devenu un de ses outils de propagande.
Comment ces pressions sur le journal se sont-elles exercées ?
Le journal a subi une baisse drastique de ses revenus publicitaires : 60 % en deux ans, c’est énorme ! Les annonceurs ont subi des pressions, des intimidations. Les grandes sociétés comme la compagnie aérienne Turkish Airlines ou le groupe Koç ont cessé d’ acheter des espaces publicitaires. Turkish Airlines ne distribue plus Zaman ou d’autres titres d’opposition dans les aéroports, dans ses avions  et ne propose que les journaux progouvernementaux comme Sabah ou Yeni Safak. L’objectif est clair : étouffer économiquement les médias critiques d’Erdogan pour tuer la presse d’opposition. Il y a encore trois ans, Zaman tirait à 1 million d’exemplaires par jour. Juste avant la mise sous tutelle, nous étions tombés à 600 000 tirages.
Quelles menaces pèsent sur les journalistes turcs aujourd’hui ?
Plus de 150 journalistes de Zaman ont été intimidés par la justice. La famille et les proches d’Erdogan multiplient les procès contre les journalistes. Un de mes collègues risque la prison pour 14 affaires. Le rédacteur en chef de Zaman, Ekrem Dumanli, a été arrêté le 14 décembre 2014 et emprisonné pendant 5 jours pour trois articles écrits en 2009. Une absurdité totale ! Il a désormais fui le pays : il craint d’être la cible d’un assassinat politique. Personne ne sait où il se trouve, ni même sa femme qui redoute d’être arrêtée. Le rédacteur en chef de Today’s Zaman, la version anglophone du journal, a également été arrêté en mars 2015 à cause d’un tweet soi-disant insultant envers le président. Il est resté 6 jours en prison. À sa sortie, il a démissionné. D’autres patrons et journalistes d’autres médias ont été arrêtés et emprisonnés : Hidayet Karaca, président du groupe médiatique Samanyolu TV, Gültekin Avcı, chroniqueur à Bugün… La liste est longue…
Avant Zaman, d’autres médias ont déjà subi une mise sous tutelle ?
Oui malheureusement, la Turquie d’Erdogan y a beaucoup recours. Halk TV chaîne de télévision d’inspiration kémaliste, a été étouffée économiquement, accusée d’avoir humilié Erdogan lors de la couverture des manifestations anti-gouvernementales de 2013. Ils ne disposent désormais d’aucun revenu publicitaire… En novembre 2015, le groupe de médias Ipek, qui possédait 22 organes de presse dont les chaînes de télévision Bugün TV et Kanal Türk, et les deux journaux Bugün et Millet, a été mis sous tutelle, quelques jours avant les élections législatives… Tous les biens du groupe ont été confisqués, 900 salariés ont été licenciés et le patron, Akun Ipek, a fui en Angleterre. Je pense que le pouvoir souhaite faire la même chose avec nous.
Il n’a y a donc quasiment plus de presse indépendante en Turquie aujourd’hui ?
En quelques mois,  17 chaines de télévision ont disparu, c’est hallucinant ! Il y a plus de 400 chaînes de télévision en Turquie, mais mis à part Halk TV, il n’y a plus de chaîne d’information indépendante et critique envers le pouvoir. Même CNN Türk a licencié sa journaliste, Mirgün Cabas qui invitait encore des personnalités de l’opposition dans son émission. En presse écrite, il reste les kémalistes Cumhuriyet et Sözcü, et le journal de gauche Birgün, mais ce sont des titres quasiment confidentiels. L’agence de presse Cihan a également été mise sous tutelle [du même groupe que Zaman, ndlr]. C’était la seule agence de presse indépendante lors des élections : elle jouait le rôle d’observateur indépendant dans les bureaux de vote. Je crains le pire pour les autres titres qui seront bientôt contrôlés ou fermés.
Vous n’avez donc pas été surpris par la mise sous tutelle de Zaman ?
À vrai dire non. On s’y attendait. Cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas choqués par la violence des forces de l’ordre envers les manifestants attaqués au gaz lacrymogène et par l’intrusion massive de la police dans les locaux de la rédaction. Les journalistes de Zaman qui essayaient de filmer la scène ont été réprimés et notre éditeur photo a été légèrement blessé par la police. Trois administrateurs ont été nommés pour diriger le journal. Plus personne n’est autorisé à pénétrer dans le bâtiment sans montrer patte blanche. 1200 policiers entourent le siège et le quartier et il y a même des checkpoints à chaque étage.  Tout ça est extrêmement choquant. Le juge qui ordonné la mise sous tutelle, Fevzi Keleş, travaille en binôme avec celui qui a ordonné l’arrestation du journaliste de Cumhuriyet Can Dündar, Islam Çiçek. Un juge qui n’hésite pas à afficher son soutien à Erdogan sur sa page Facebook…
Quelles ont été les premières actions du gouvernement sur le journal ?
Ils ont supprimé le compte Twitter de Zaman et la page Facebook du journal ! Mais pire : ils ont supprimé l’ensemble des archives du quotidien. En tout, ce sont 9 millions d’articles en ligne qui ont été effacés. C’est inouï. J’espère qu’il y aura un moyen de les récupérer, mais cela montre la détermination d’Erdogan. Il a réussi à tuer une presse indépendante et un modèle économique viable. Tout cela est en train de disparaître sous nos yeux.
Comment  les journalistes de Zaman envisagent désormais de travailler ?
C’est très difficile. Mes collègues en Turquie sont entrés en résistance. Ils ont déjà lancé leur propre publication « Yarina Bakis ». Je leur ai suggéré d’utiliser dès son lancement, le nouveau service de Facebook qui permettra de publier du contenu intégral sur le réseau social et de le monétiser via la publicité. Il faut trouver des solutions pour contourner la répression sur les médias et les journalistes. Ce journal existe depuis trente ans. Moi, j’y travaille depuis douze ans, nous avons tous un attachement personnel. Mais la question est : combien de temps vont-ils tenir ? Financièrement, ce sera difficile et les pressions vont continuer. Je ne pense pas qu’il y ait une presse indépendante qui puisse survivre dans ce type de régime. J’ai déjà deux amis journalistes qui ont quitté le pays et rejoint le Canada. Je crains qu’il y en ait beaucoup d’autres à l’avenir. D’autres se détourneront du métier. Des confrères qui travaillent dans des groupes confisqués ont aussi beaucoup de mal à retrouver du travail, car pour les employeurs, il y a trop de risques de les embaucher. La peur est partout.
Comment Zaman France a vécu cette situation ?
Nous avions anticipé ce que nous vivons actuellement. Comme Zaman en Turquie, nous perdons également nos revenus publicitaires : près de 80% de nos recettes en deux ans ! Des hommes d’affaires ont cessé de nous soutenir à cause des pressions. Par exemple, une chaîne de cliniques privées en Turquie nous achetait des encarts publicitaires depuis 5 ans. Les Turcs de France sont très nombreux à rentrer au pays chaque année. Menacés, ils ont cessé leur contrat avec nous.  Forcément, cela a eu un impact sur notre rédaction : nous avons perdu 60 % de nos lecteurs. Le journal employait encore 21 salariés il y a deux ans. Nous ne sommes plus que 9.
Risquez-vous aussi une mise sous tutelle ?
Non. Nous avons un contrat de franchise avec Zaman Turquie qui nous donne accès au contenu produit par Zaman moyennant le versement d’une somme symbolique. Auparavant, ce contrat permettait à Zaman de nous retirer le droit d’utiliser la marque si le groupe le décidait. En 2014, cette clause a été retirée, car nous sentions le vent venir. Nous sommes une publication de droit français sans aucun lien financier avec la Turquie et désormais propriétaires à 100 % de l’identité Zaman France.
Votre journal Zaman France va-t-il s’adapter à cette nouvelle situation ?
Nous sommes une publication papier hebdomadaire bilingue : en langue turque et en français. Nous couvrons l’actualité française en langue turque pour les Turcs de France qui ne lisent pas le  français. Nous publions aussi des articles en français sur la Turquie, les questions liées à l’islam en France, aux banlieues. Mais, oui nous réfléchissons à adapter nos contenus en publiant des articles sen langue turque sur la situation en Turquie. Il y a une très grande demande, car les lecteurs ont besoin d’une information indépendante et critique. Depuis quelques jours, nous avons une augmentation inédite de notre audience en Turquie.
Comme nous échappons à la censure et que nous avons gardé notre identité, les lecteurs viennent nous lire. Nous avons d‘ores et déjà publié plusieurs articles. Nous avons également demandé aux journalistes de Zaman privés de travail de collaborer avec nous. Une dizaine de leurs articles a déjà été publiée sur le site de Zaman France.  Il y a de nombreuses éditions de Zaman dans le monde : Belgique, Danemark, Pays-Bas, Autriche, Suisse, Allemagne, Kazakhstan… Ils prendront le relais de Zaman et continueront le travail.
Propos recueillis par Nassira El Moaddem
En Une : ensemble de caricature publiées à la suite de la mise sous tutelle de Zaman, caricatures publiées sur le site de Zaman France

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