Le ministre de la ville, de la Jeunesse et des Sports était l’invité du Grand rendez-vous de Jean-Pierre Elkabbach, Michael Darmon et Françoise Fressoz, dimanche 27 mars. Il s’est livré à l’une des pires interviews de son mandat de ministre.
C’est l’histoire d’une politique qui chaque jour s’enfonce dans la défaite de la pensée. Une histoire triste, dans laquelle des médias accompagnent quotidiennement des hommes politiques dans la médiocrité intellectuelle. Depuis des années, les banlieues, les quartiers populaires, et par extension, les musulmans incarnent les craintes des journalistes et les besoins civilisationnels des politiques. On nous use et nous abuse au gré de l’actualité des agendas politiques. De tout temps, on a dépeint un portrait accablant de ces territoires à forte concentration d’« Autres ». Ces zones peuplées d’individus différents, considérés comme « inférieurs » qu’il convient d’éduquer.
Il est ainsi normal que les représentants politiques soient régulièrement sollicités pour s’exprimer au sujet de ces peuplades dépourvues de parole. Nous comprenons évidemment pourquoi journalistes et politiques passent leur temps à parler de nous, sans nous, comme si nous étions des animaux. Pardonnez alors les lignes qui vont suivre : car si nous sommes encore dépourvus de paroles (grâce à vous), nous ne sommes malheureusement pas encore dépourvus de l’audition. Et nos oreilles saignent.
Interrogé hier par un trio de journalistes dont la médiocrité dépasse l’entendement, le ministre de la ville Patrick Kanner s’est enfoncé dans la défaite de l’intelligence. Extrait :
– Jean-Pierre Elkabbach : « Patrick Kanner, ministre vous avez autorité sur la ville, la jeunesse et les sports. Les trois qui constituent un territoire gigantesque. Il couvre en effet l’urbanisme, les quartiers, l’immobilier, le communautarisme galopant, les jeunes avec ou sans emploi, l’euro 2016, le marathon de Paris, les jeux Olympiques et le sport amateur et on verra pourquoi le sport amateur. Donc la ville les jeunes et le sport connaissent depuis 30 ans beaucoup d’échecs. Ils peuvent être à la fois une des causes des drames d’aujourd’hui et peut-être aussi une des solutions pour demain. Tel est l’enjeu, alors que les enquêtes continuent d’une manière intense à Paris et à Bruxelles, et vous nous direz si le gouvernement auquel vous appartenez est encore capable de faire face aux crises militaires, sécuritaires, économiques et même politiques que nous traversons en ce moment » (…) « Ce qui a frappé les Français, c’est que ce réseau comprenait une cinquantaine de djihadistes terroristes connectés et qu’on les a découverts après les attentats alors qu’on a tous les moyens, les outils.. C’est une faille de qui là ? »
– Patrick Kanner : « C’est une faille de tout un système, on a sous-évalué le mal qui était en train de nous frapper. Il y a eu les émeutes de 2005, il faut pas les oublier ces émeutes urbaines de 2005 qui ont manifestement permis un développement du salafisme. »
– Jean-Pierre Elkabbach : « Vous pensez qu’il y a beaucoup à voir avec ces émeutes de 2005 qui étaient localisées ? »
– Patrick Kanner : « Il est clair qu’il y a eu un développement du salafisme international et qu’en 2005, il y a eu une fragilisation d’une partie de la jeunesse à travers ces émeutes urbaines. Dans ce cadre-là, nous avons vu des prédateurs s’installer dans ces quartiers et le rôle de Manuel Valls et de Bernard Cazeneuve c’est de s’attaquer aux prédateurs. Mon rôle à moi c’est de m’intéresser aux proies potentielles et à la prévention du radicalisme. »
Amalgames, mensonges, réécriture de l’Histoire, la réponse hallucinante de Patrick Kanner perpétue cette dynamique de dépolitisation des révoltes de l’immigration et des quartiers populaires tout en surfant sur les peurs du moment ; dynamique alimentée par tous les partis politiques, dont le sien, le Parti socialiste. Ainsi, le ministre de la Ville nie la dimension politique des révoltes urbaines ; il nie le mouvement de contestation et la colère de ces jeunes qui dénonçaient les brutalités policières. Il insulte la mémoire de Zied Benna et Bouna Traoré. Enfin, il établit un parallèle extrêmement dangereux entre terrorisme, salafisme et contestation des rapports conflictuels entre les jeunes et la police. Et si vous pensez qu’un des trois journalistes présents l’a repris face à la gravité de ses propos, ne rêvez pas.
(Suite)
– Françoise Fressoz (#ChairDePoule) : « Monsieur Kanner, on va rentrer dans le détail. On a beaucoup mis en exergue un quartier en Belgique, Molenbeek. Combien y a-t-il de Molenbeek en France ? »
– Patrick Kanner : « D’abord Molenbeek c’est quoi ? C’est une concentration énorme de pauvreté et de chômage, c’est un système ultra-communautariste. C’est un système mafieux avec une économie souterraine. Un système où les services publics ont disparu. C’est un système où les élus ont baissé les bras et moi je vous le dis, avec Manuel Valls qui l’a évoqué lui-même dans une sorte de prédiction lundi avant les attentats, à la Journée de dialogue avec l’islam, je reprends ses termes : « le mal est profond et c’est le rôle de toute la société et de chaque citoyen de le combattre » et donc je vous réponds, il y a aujourd’hui une centaine de quartiers en France qui présentent des similitudes potentielles avec ce qu’il s’est passé à Molenbeek mais il y a une différence énorme aussi et je suis de tout cœur avec nos amis Belges, et je n’ai pas de leçons à donner à la Belgique mais il est vrai que nous prenons le taureau par les cornes dans ces quartiers.»
– Jean-Pierre Elkabbach (#Visionnaire) : « le taureau est déjà dans l’arène…»
(…)
– Jean-Pierre Elkabbach (#Ouloulou) : « Vous avez parlé d’une centaine d’endroits qui ont basculé ; on a parlé de Sevran, il y a Lunel, il y a Trappes, il y a Grigny, il y a toute une liste, Roubaix, Tourcoing, Lille-Sud. Comment se fait-il qu’on soit envahi, comment ça se manifeste, qu’est-ce que vous faites ?»
– Patrick Kanner : « Déjà moi je voudrais vraiment revenir à ce qui nous a amenés à une situation dégradée, je vous ai parlé du manque de moyens de la police, je voudrais évoquer la disparition des moyens de l’Éducation Nationale dans ces quartiers.»
– Jean-Pierre Elkabbach (#LaFranceaPeur) : « vous faites de la petite politique, les Français ont peur, qu’est-ce que vous avez fait pour éviter que l’insécurité croisse ?»
– Patrick Kanner (#CestPasMaFauteÀmoi) : « Permettez-moi de faire un peu de pédagogie, quand l’éducation nationale perd des moyens, quand le monde associatif perd 100 millions de crédit dans ces quartiers, permettez-moi de dire qu’il y a eu un problème de mauvaise gestion de ces quartiers pendant les années notamment du quinquennat de monsieur Sarkozy.»
– Jean-Pierre Elkabbach (#FastAndFurious) : « On a l’impression que c’est une course de vitesse contre le salafisme
– Michael Darmon (#LaisseMoiParlerElkabbach) : « il y a des élus de votre majorité qui dénoncent des accords entre des élus locaux et des sociétés communautaristes pour assurer la paix sociale ça n’est pas uniquement lié aux pouvoirs précédents, c’est une méthode qu’est-ce que vous faites aujourd’hui pour lutter contre ces phénomènes ?»
– Jean-Pierre Elkabbach (#CestMoiQuiCommandeIci) : « Puisque vous dites que l’ennemi c’est le communautarisme, qu’est-ce que vous faites ? »
– Patrick Kanner (#JaiPasComprisLaQuestion) : « C’est le salafisme, c’est la radicalisation des esprits, c’est le totalitarisme qui aboutit au fait qu’on haïsse les juifs, qu’on rejette les homosexuels…»
– Jean-Pierre Elkabbach (#JeFaisLesQuestionsEtLesRéponses) : « …qu’on ne reconnaît pas l’égalité hommes/femmes, qu’on fait des prières sur les stades…»
– Patrick Kanner : « Tout ça est condamné. Concernant mon champ d’action, il est multiple. Tout d’abord, il faut éviter les concentrations de population sur un même territoire. Quand nous mettons enfin en œuvre la loi Solidarité Renouvellement urbain, qui permet d’avoir une répartition harmonieuse sur le territoire des logements sociaux, je pense que nous faisons notre boulot (…) »
– Jean-Pierre Elkabbach (#Osef) : « Qu’est-ce que vous faites dans les quartiers que vous avez indiqués ? Est-ce qu’il faut plus de policiers ? Est-ce qu’il faut que l’armée intervienne ? Qu’est-ce que vous faites parce que les logements, ça va être dans cinq ans, dix ans, etc ?»
– Françoise Fressoz (#PourquoiJeSuisLà) : « Quand vous entendez François Pupponi (maire de Sarcelles) dire : « quand je veux fermer une mosquée, je ne peux pas… il faudrait un dispositif avec l’état pour prendre des décisions rapides près du terrain », est-ce que vous êtes prêts à mettre des dispositions de ce type parce qu’on a l’impression que vous avez été débordés par la montée du salafisme, qu’on l’a pas bien vu venir et qu’il y a une sorte de difficulté de l’État à à.. » (la question s’arrête ainsi)
– Patrick Kanner : « Nous avons expulsé des dizaines d’imams de notre pays et nous allons travailler avec les élus locaux pour créer des lieux d’accueil pour les jeunes en voie de radicalisation (…) nous mettons autour de la table y compris les responsables musulmans. »
– Mickael Darmon : « Vous avez reçu un rapport dans le sport amateur perçu comme un vecteur de radicalité et de communautarisme. Qu’est-ce que vous avez pris comme mesure, qu’est-ce que vous faites pour juguler le problème ?»
– Patrick Kanner : « Je répète Monsieur Darmon, ce n’est pas tout le sport qui est sujet à une attaque généralisée salafiste, ne commencez pas à mettre…»
– Mickael Darmon : « Je ne fais que citer le rapport qui vous a été remis ».
– Patrick Kanner (#MythoDuGhetto) : « Il n’y aura pas 17 millions de djihadistes dans ce pays, attention aux propos et aux amalgames. Vous savez moi, je ne suis ni pour les amalgames ni pour l’angélisme…»
(brouhaha incompréhensible)
– Patrick Kanner (#Jardiland) : « Ce rapport pointait 80/90 clubs toujours en lien avec les quartiers prioritaires de la ville ce qui montre bien que le terreau il est là, personne ne le nie. Et ce rapport nous mettait en garde avec des mesures différentes puisqu’il y avait des clubs infectés, pardonnez-moi l’expression, par le poison du salafisme, d’autres où on pouvait suspecter… Donc on ne peut pas traiter les mêmes choses quand il y a des problématiques différentes. À partir de là, tous nos services locaux, en lien avec les communes, ont été saisis pour vérifier que ce rapport qui est un rapport policier correspondait bien à la réalité.»
Que ce soit dans les questions ou dans les réponses, on persiste à vouloir essentialiser le débat autour de la pratique religieuse musulmane. En se focalisant sur le dogme musulman et sur ses fidèles, on nie à demi-mot la responsabilité des pouvoirs publics. Ce qui est dit en substance c’est que ce n’est finalement pas de la faute de la société, si des « musulmans » sont violents c’est l’islam qui est ainsi conçu. Si des tueries sont commises dans notre pays, ce n’est ni la faute de l’État, ni celle des politiques désastreuses qui ont été menées, ni la conséquence de failles sécuritaires. Non, ce qui est dit en réalité, c’est que c’est de la faute des musulmans, qui, après tout, n’avaient qu’à se surveiller entre eux. En insistant sur les termes « djihad », « islamisme », « salafisme », « radicalisation religieuse » on sous-entend qu’une pratique totale de l’islam mène au chaos… On nie la complexité des causes qui conduisent des Français à attaquer leur propre pays. Occultant le fait que ce qui mène au chaos c’est avant tout la violence. Et que ce qui attire les terroristes c’est d’abord la radicalisation dans la violence et non dans l’islam.
D’autant que ce discours extrêmement offensif à l’égard du « salafisme français» s’accompagne d’une politique d’extrême ouverture envers le « salafisme étranger ». Faut-il encore rappeler le double discours de la France concernant le « poison salafiste » comme se plait à le nommer Patrick Kanner ? Les trois journalistes ici présents auraient pu lui rappeler que la France vient de signer pour près de 10 milliards de dollars d’accords commerciaux avec l’Arabie Saoudite. Entre ventes d’armements et légion d’honneur, le salafisme semble parfois avoir une bonne odeur.
Ce qui est inquiétant en revanche, c’est le discours simpliste qui lie le terrorisme à l’islamisme et l’islamisme au communautarisme. En pointant du doigt les « communautarismes » que dit-on si ce n’est : quand les musulmans restent entre eux, ils deviennent terroristes. Un genre de « quand y en a un ça va, c’est quand y en a beaucoup qu’il y a des problèmes ». Au lieu de s’adonner à cette rhétorique de la peur et de la division, Monsieur Kanner aurait dû évoquer les sujets d’urgence qui ont trait à sa délégation : chômage, précarisation des quartiers populaires, violences policières, disparition des services publics, enclavement, inégalités scolaires…
À son corps défendant il a donné les réponses que les questions méritaient. Le déficit intellectuel qui se répand dans nos médias a eu, a, et aura des conséquences désastreuses dans notre pays. Combien de temps encore devrons nous alerter des conséquences dramatiques de la manipulation des esprits autour d’un péril musulman, et les préjugés visant nos quartiers populaires ? Combien de fois devrons-nous répéter que ces discours dangereux finiront par achever définitivement le vivre ensemble ?
Widad Ketfi

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