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Il faut voir les regards, hagards, brouillés, presque évanouis, spectateurs d’une scène qu’ils n’auraient surement jamais cru vivre. Les mains tremblantes et les téléphones au bout des doigts qui capturent ce qu’ils peuvent de la foule qui s’agglutine de l’autre côté de la vitre. Ils ne disent rien, ils observent. Ils applaudissent quand les autres, de l’autre côté, applaudissent. Ils sont enfants ou ados, hommes ou femmes, venus des vents et des mers désastreux, jusqu’ici. Sur le fronton du lycée Jean-Jaurès (XIX° arrondissement), qu’ils occupent depuis une dizaine de jours : « Liberté, Egalité, Fraternité ». Et une banderole attaquée à la bombe rouge : « Ici, c’est la France ».
« Je dors sur ce matelas », dit Hassen, ghanéen, à peu près 25 ans. Il pointe son lit parmi les autres. Dessus, un petit oreiller vert et un drap blanc. « Je suis arrivé en France, il y a trois semaines. Depuis, je n’ai pas appelé mes proches pour leur dire que je suis bien arrivé parce que je ne sais pas quoi leur dire ». S’ils les appellent, il devra mentir. Dire que la France lui a ouvert les bras et que son travail est dur, mais qu’il empoche l’oseille. Mais la France ne l’a même pas regardé et il n’a pas de boulot. Du coup, il préfère se taire. « Là-bas, j’étais ingénieur. Mais j’ai dû partir pour des raisons personnelles très compliquées ». Chacun raconte une trajectoire bancale, un destin raté ou une vie malheureuse.
Un autre traîne avec une feuille dans les mains. Il a griffonné son nom, son âge, son pays d’origine. Il est tchadien. Il a moins de 20 ans. On peut se voir dans ses yeux. On rejoue le fil de sa vie, quand lui en a déjà vécu mille. « J’ai pris le bateau en Libye pour arriver jusqu’aux côtes italiennes ». On a l’impression d’avoir déjà entendu ce récit avant lui. La mer capricieuse, le bateau qui ne promet de ne pas arriver au bout et la mort qui stagne au fond de l’eau. « Je suis arrivé en France le 15 novembre dernier. J’ai rencontré d’autres réfugiés dans la rue qui m’ont emmené dans cette école ». Il finit par classer ses rêves, mais il renonce vite : « Je n’ai pas de rêve parce qu’ils se réaliseront jamais ». Face à nos insistances, il répond : « Je rêve de passer le Bac ».
IMG_5366.resizedLe lycée Jean-Jaurès est désaffecté depuis 2011. Depuis quelques jours et à l’initiative du collectif La Chapelle Debout, ils ont investi les lieux. Les classes sont des chambres où s’entassent les matelas de misères. La cantine, un grand hall où on traîne et on mange du riz chaud à l’heure des repas. C’est devenu un refuge quand la rue était trop dangereuse, trop froide. Quand le camp de Stalingrad était terrifiant, instable. Maintenant, 350 réfugiés survivent là. « Parfois, il y a des bagarres, c’est normal, mais bon ». Les rêves sont entassés près des déchets. Les murs griffonnés : « Ici maintenant », « love », « no racism ». À l’extérieur, une centaine de militants, certains rapatriés de la Nuit Debout, décident de faire un sit-in et bloque la rue des Pyrénées. D’autres font dévier les voitures dans les rues parallèles. Au micro, un réfugié, la voix emmêlée, grésille : « Nous ne voulons pas de problème. Nous avons laissé nos problèmes derrière nous. Nous voulons vivre en paix ».
Ses vœux s’évaporent aussitôt. Un bénévole reprend de la voix : « Certaines sources nous disent que la police va nous déloger ce soir ». Le tribunal administratif, saisi par la préfecture, avait laissé 72 heures pour évacuer les lieux. Valérie Pécresse, présidente de la région Ile-de-France, avait même promis que les policiers, en cas de besoin, pourraient utiliser « la force ». Mais c’est quand on a honte de soi que la violence est un recours. À l’intérieur, les âmes sont calmes, presque apaisées. S’il faut partir, ils partiront. « Je n’ai pas peur de la police », dit un jeune garçon. Dehors, on hue Pécresse à chaque fois qu’un intervenant en parle. « Il faut simplement qu’on se demande ce qu’on doit faire maintenant » lance à la foule un bénévole, désemparé.
Danielle Simmonet (Parti de Gauche), conseillère de Paris, porte son écharpe rouge jusqu’aux coudes : « Il faut répéter que ce bâtiment est vide et ne sert à rien depuis 2011. Ce que nous vivons est une honte qui défigure la République ». Elle continue : « Hidalgo n’est pas venue. Elle ne dit rien. Elle pourrait pourtant s’opposer à l’expulsion de ces gens ». Elle termine, poétique et enragée par les promesses en l’air : « Jaurès disait que quel que soit l’être de chair et de sang qui vient à la vie, s’il a figure d’homme, il porte en lui le droit humain. Aujourd’hui, on tue Jaurès une deuxième fois. Il incarnait une bataille politique et ce n’est pas anodin si c’est un gouvernement socialiste qui réagit comme ça ! ».
À l’heure où nous écrivons ces lignes, la police n’est toujours pas arrivée. La nuit a avalé les corps qui se sont endormis. Les autres comptent les étoiles dans le ciel éclaté. Dehors, la pluie tombe à l’infini. Pour les réfugiés de Jean Jaurès, c’est peut-être une dernière nuit avant que la police vienne les bousculer. Les cars les emmèneront nulle part. Ils croyaient pourtant savoir où ils allaient en arrivant en France. Mais les voyages, comme les belles histoires, sont toujours des intrigues.
Mehdi Meklat et Badroudine Said Abdallah.

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