En regardant les JT hier soir, j’ai crû rêver. Alors j’ai repassé en replay pour être sûre de ce que j’avais entendu et vu, et de ce que je n’avais ni vu ni entendu. Et non, je n’avais pas rêvé. Sur la presse web, sur Twitter, sur Periscope, sur les chaînes d’information aussi, toute la journée de mercredi, cette information était l’une des plus traitées, si ce n’est la plus traitée : la mort d’Adama Traoré. Ce jeune homme noir de 24 ans originaire de Beaumont-sur-Oise, dans le Val d’Oise, est décédé mardi soir, dans des circonstances encore très troubles, après une interpellation par les gendarmes de Persan, une commune voisine. Selon le procureur de la République, Yves Jannier, Adama Traoré a été arrêté après être « allé au contact » des gendarmes qui procédaient à l’arrestation de son grand frère Baguy Traoré dans le cadre d’une affaire « d’extorsion de fonds et d’agression à domicile ». Pourtant dans les éditions de 20h des deux grands JT de TF1 et de France 2, soit le sujet n’a purement et simplement pas existé, soit il s’est transformé en une banale brève de faits divers. Circulez, y a rien à voir.
Lorsque je me branche sur TF1, j’espère et je m’attends à un traitement journalistique conséquent. D’abord, parce que la veille, après l’annonce du décès d’Adama Traoré, des échauffourées ont éclaté à Beaumont-sur-Oise. Les images de voitures qui brûlent, la télé adore ça. Ca n’a pas raté : ce sont ces images, amateurs, que TF1 a choisir de montrer. Puis, parce que ce mercredi, les amis et proches d’Adama, une trentaine de personnes environ, se sont rendus à la mairie de Beaumont-sur-Oise où une conférence de presse du préfet devait avoir lieu. Ils souhaitaient avoir des explications sur la mort de leur camarade et surtout avoir une réponse à une question : où se trouve le corps d’Adama Traoré qui, au moment où j’écris ces lignes, n’a toujours pas été remis à la famille? La conférence de presse du préfet n’a pas eu lieu, le représentant de l’Etat n’étant jamais venu, mais les proches d’Adama en ont profité pour prendre la parole devant la presse. Des propos forts ont été tenus, relayés sur Twitter. Puis le groupe s’est rendu devant la gendarmerie de Persan. Ils y ont organisé un sit-in scandant « Justice pour Adama et improvisé un rassemblement avant d’être chargés et aspergés de gaz lacrymogène par les gendarmes. Pour toutes ces raisons, je me dis que TF1 va sûrement consacrer un sujet. Début du JT. Longue page sur les conséquences de l’attentat de Nice et l’enquête. Il est 20h13. Toujours rien. Sujet sur un traitement contre la sclérose en plaques. 20h19. Sujet de 2 minutes 13 sur ces métiers difficiles d’exercer quand il fait chaud. C’est sûr, il n’y aura donc rien sur la mort du jeune homme, que ça ne peut pas arriver après un sujet sur la canicule. Et bien si.
22 secondes sur TF1
20h21. Le présentateur déroule son off, une brève en jargon télé. Les images qui défilent proviennent d’une vidéo amateur montrant un incendie urbain à Beaumont-sur-Oise. Voici mots pour mots le commentaire du présentateur.  « Des échauffourées ont éclaté la nuit derrière dans le Val d’Oise à la suite d’une interpellation qui a mal tourné. Un jeune homme de 24 ans est mort. D’après le parquet, il aurait été victime d’un malaise cardiaque après son arrestation à Beaumont-sur-Oise. La police des polices a ouvert une enquête ». C’était très court. 22 secondes sur un journal de 35 minutes. Souvenez-vous : 2 minutes 13 consacrées au travail sous de fortes chaleurs.
Bon, vous aurez remarqué l’erreur factuelle de TF1 qui parle d’une enquête de la police des polices alors qu’il s’agit de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale, la gendarmerie des gendarmeries. Mais passons. Analysons  le contenu. Le 20h de TF1 débute sa brève par les échauffourées qui datent donc de la veille au soir, soit quasiment 24 heures plus tôt. En école de journalisme, on m’a toujours appris qu’on commençait par l’élément le plus récent. Pourtant, depuis les échauffourées de mardi soir, ils s’en sont passées des choses à Beaumont-sur-Oise et à Persan :
1/la famille d’Adama Traoré (frères, soeur et la maman) et les amis se sont exprimés dès mercredi matin réfutant la thèse du malaise cardiaque évoquée par le procureur.
2/ une prise de parole publique des amis de la victime a eu lieu devant plusieurs journalistes où ils ont exigé la remise du corps d’Adama Traoré à la famille
3/ un rassemblement a été organisé par ces mêmes amis devant la gendarmerie repoussé par des gaz lacrymogène. Mais à 20h mercredi soir, TF1 parlait toujours d’échauffourées.
Notez aussi qu’à aucun moment dans sa brève, le présentateur ne donne la version des proches et de la famille d’Adama Traoré. En l’écoutant, on apprend, « qu’une interpellation a eu lieu, qu’elle a mal tourné, que le jeune homme interpellé est mort et que le parquet parle d’un malaise cardiaque ». Et les mots de la famille Traoré? Et la version des proches qui ne croient pas du tout à la thèse du malaise cardiaque et parlent de meurtre ? Ils sont nombreux pourtant, la mère parmi eux, à avoir pris la parole sur d’autres médias pour dire qu’ils ne croient pas à cette version, affirmant qu’Adama Traoré était en bonne santé. Et le témoignage du frère qui se trouvait avec lui et qui dit avoir vu un des gendarmes « avec un tee shirt plein de sang » ?
Dans le 20h de France 2, l’information n’existe pas
Je me demande alors ce que France 2 a proposé dans son 20h. Je mets le replay. Je laisse défiler le journal. 36 minutes. Rien. Pas de sujet. Pas même une brève. Absolument rien. Pourtant, il n’y avait pas que de l’actualité chaude dans le JT : par exemple ce sujet d »1 minute 22 sur la France, pays de millionnaires. Essentiel. C’est un choix. Pas une seule fois dans son 20h donc, France 2 n’a traité de la mort d’Adama Traoré et du déroulé de la journée de mercredi, ni même seulement évoqué. Je suis abasourdie. Je mets alors le replay du 13h pour savoir si l’information a été traitée à la mi journée. Oui. Une brève. Les mêmes images que TF1 et les mêmes mots de début de commentaire : les échauffourées…
Que ces médias ne se plaignent pas si les jeunes générations désertent de plus en plus la presse dite traditionnelle. Ce qui s’est produit hier soir n’en est pas la seule et unique raison mais comment ne pas  comprendre ce désamour quand le décalage est si grand entre ce qu’on peut lire sur les réseaux sociaux à travers les comptes de médias en ligne et ce que les JT proposent ? Ce traitement plus qu’a minima est finalement assez symptomatique de la façon dont les médias traditionnels traitent de ces questions. La mort d’un jeune homme de 24 ans après une interpellation et la colère qui s’est emparée de cette petite ville du Val d’Oise n’auraient-ils pas mérité plus que de simples brèves ? Plus que de simples images d’incendies urbains? Les témoignages de la famille et des amis demandant des explications ne méritaient-ils pas d’être relayées aux téléspectateurs ? Surtout s’agissant d’une chaîne de service public? Assurément oui. Pourtant, c’est ce même genre d’affaires qui fait les grands titres de ces mêmes JT lorsqu’elles ont lieu aux Etats-Unis. Mais on est en France et visiblement lorsque cela arrive chez nous, le traitement diffère. Et j’aimerais bien qu’on m’explique pourquoi.
Nassira El Moaddem

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