BEST OF. La révolution numérique ainsi que l’expansion d’Internet ont contribué à l’effondrement progressif du métier de photojournaliste. Nous nous sommes entretenus avec Éric Bouvet et Stephan Gladieu, deux photoreporters aguerris pour explorer plus en détails l’ampleur de ce phénomène.

Dans une étude intitulée « Photojournaliste : Une Profession Sacrifiée », Lise Blanchet, présidente de la commission des journalistes de la SCAM, rapporte que les conditions de travail des photographes se sont fortement dégradées en vingt ans. Qu’ils sont à ce jour les plus touchés par la crise de la presse et par la paupérisation du métier. Les maigres efforts du gouvernement pour venir à leur secours ont abouti à peu de choses (sinon rien), et laisse les JRP dans un désarroi toujours plus grandissant. « Le gouvernement n’a pas pris conscience de ce qui se déroule réellement dans les groupe de presse et ce n’est pas leur priorité. On peut demander au gouvernement en place de prendre ses responsabilités, mais il ne peut pas tout réguler » explique Stéphan Gladieu.

À chaque coin de rue, dans nos magazines, sur le net ou sur nos tablettes jamais autant la photographie n’a été aussi présente dans nos quotidiens. Pourtant, malgré cette apparente prospérité, le métier de photographe s’enlise plus profondément dans la disette. « Dans mes débuts, nous étions peu nombreux à exercer cette profession, Paris était le fer de lance du photojournalisme, il y avait peu de concurrence, la mondialisation, l’arrivée du numérique et d’Internet ont changé beaucoup de choses en 20 ans » exprime de son côté Éric Bouvet.

En effet, l’arrivée d’Internet et du numérique ont changé la donne, la manière d’exercer la photographie a été profondément bouleversé, si bien que beaucoup ont eu du mal à s’adapter et se sont retrouvés entièrement dépassés. « L’arrivée du numérique a démocratisé dans une certaine mesure la photographie, en tous cas illusoirement. En conséquence, les journaux ont revue les prix à la baisse… Aucun barème n’est effectif, celui de l’UPC (Union des Photographes Créateurs) est soit inconnu, soit pas respecté. On paye à la tête du client et c’est malheureux » poursuit Stéphan Gladieu. Que veut dire alors être JRP à l’heure où l’évènement peut être capturé, travaillé et partagé par des personnes lambda à l’aide de leur simples smartphones, ou lorsque que l’on peut piocher des photographies sur le net pour, par exemple, alimenter son blog ou illustrer le propos de son article ? Une réflexion posant un grand point d’interrogation sur l’avenir de ce métier qui fut dans les années 70 en France au diapason avec la suprématie des agences de photographie : SIPA, SIGMA et GAMMA. Les rachats successifs de ces agences par les pieuvres que sont des entreprises telles que Getty Image ou Corbis vont mettre à fin à une ère d’hégémonie pour la photographie française, fragilisant ainsi le modèle du 50/50 où les bénéfices redistribués entre les agences et les photographes étaient, à cette époque, équitables.

D’autres champs d’action

La profession n’étant plus à elle seule capable de nourrir ses propres enfants, le photographe se voit dans l’obligation d’étendre ses champs d’action à d’autres formes de photographie pour survivre ou autofinancer ses propres projets. Le mariage ou le webdoc sont des exemples parmi tant d’autres. « 95% des photojournalistes sont indépendants aujourd’hui. Ce qui est incroyable, c’est qu’avec nos propres deniers nous avons à pourvoir à notre voyage en prenant des risques physiques et financiers pour au final être payés une bouchée de pain » souffle Éric Bouvet. Portant par conséquent plusieurs casquettes, le JRP doit venir se confronter au problème de l’accumulation des statuts professionnels. Un véritable casse-tête chinois tout jeune qui se lancerait en solo, devant parfois avoir recours à un comptable ou des forums sur Internet pour l’aider à y voir plus clair.

Les statuts justement, il en existe trois à ce jour : « salarié au régime général de la sécurité sociale pour la photo de presse », « auteur-photographe relevant du régime des artistes-auteurs de l’Agressa » et « artisan/commerçant (ou autoentrepreneur) relevant du régime social des indépendants (RSI) pour la photographie sociale ».

En accumulant les professions, ils accumulent de facto les statuts, ce qui peut engendrer de la confusion et des problèmes au niveau de la rémunération. Éric Bouvet est très clair : « Pour ma part j’en cumule deux, tout en sachant que mon expertise peut parfois susciter le refus car je ne veux être payé qu’en salaire ». Certains éditeurs de presse abusent de cette situation en payant les pigistes en droits d’auteur, ce qui leur revient nettement moins cher, (de 1.1 % de charges patronales contre 46 %). « Aujourd’hui, si vous êtes pigiste régulier pour un magazine, au-delà du mode de rémunération, se pose un problème de statut. Dans le cas où il vous arrive un accident, la magazine devra requalifier votre contrat de travail en contrat à durée indéterminée pour justifier que vous travaillez depuis x années pour telle entreprise et que vous puissiez bénéficier des droits d’un salarié lambda » précise Stéphan Gladieu. Pour se faire, il contourne illégalement la loi Cressard, stipulant formellement qu’ils doivent être rémunérés en tant que journaliste professionnel et non en tant qu’auto entrepreneur. « Cette loi stipule en bonne et due forme qu’un photographe travaillant pour un organe de presse de manière fixe ou ponctuelle doit être payé en salaire. Les jeunes se faisant payer en droits d’auteurs se tirent une balle dans le pied. Il y a un chantage oui, mais il est parfois participatif ».

La carte de presse est quant à elle devenue une tare auprès des photographes, les rendant moins manipulables. D’où vient le chantage que subissent plusieurs photographes auprès de ceux qui les engagent pour leurs services ? Pour Stéphan Gladieu, la question « est de savoir quand a commencé ce chantage. Obtenir ma carte de presse a été très compliqué. Elle m’a été délivrée en 1998 mais j’ai commencé à travailler en tant que photographe à partir de 1989. Dans cette situation, il y avait déjà la tentation de ne pas me payer en salaire mais en droits d’auteur dans certains magazines et de ne pas nous attribué de statut propre ».

Quelles solutions pour l’avenir de la photographie ?

Différentes solutions ont été proposées pour remédier à cette situation désastreuse, le gouvernement n’étant pas allé assez loin dans leur volonté de faire taire ce criant effondrement des modèles économiques du photojournalisme. Le projet de décret lancé par le Ministère de la Culture imposant une fixation des piges à 49€ pour la presse magazine et 84€ pour la presse nationale n’a pas su séduire. Les organisations syndicales le jugeant inadapté, et les éditeurs de presse le trouvant eux trop cher…. On peut aussi se questionner sur la véritable implication de groupe de presse se pourfendant de vouloir aider le photojournalisme à se remettre sur pied. « Je trouve qu’il y a une hypocrisie totale  avec certains magazines se disant dédiés à la protection du photojournalisme, ces magazines se targuent de défendre une conception, l’histoire de la photographie française, mais qui payent une bouchée de pain les sujets achetés aux photographes. Un photographe a besoin d’être soutenu financièrement, que ça soit pour vivre ou réaliser un de ses projets » martèle Stéphan Gladieu.

Parmi les solutions possibles, il y a donc la création d’un statut unique pour les photographes, une manière à exercer un pouvoir de coercition sur ceux qui ne se plient pas à la loi Cressard. Par ailleurs, une formation universitaire mieux adaptée à la réalité du pluralisme qu’implique l’exercice du métier. « Il y a peut-être un peu trop d’écoles, je prône la formation en autodidacte, bien que l’école donne les bases techniques et théoriques nécessaires au développement personnel » dit Éric Bouvet. Ou encore : l’autofinancement comme modèle économique, procédant de la revente en ligne par commandes et d’archives propres, ce qui donne une certaine liberté d’action.

Quoi qu’il en soit le photojournalisme doit se réinventer s’il veut survivre. De quoi désoler Stéphan Gladieu : « Le volume de travail demandé aux journalistes a énormément augmenté, ce qui a un effet sur la qualité de leur travail et sur leur liberté.  La priorité des groupe de presse n’est pas de vendre de l’information , ils sont devenus des marques, le marketing a pris une place énorme, la publicité aussi, pourtant la qualité, elle, disparaît de plus en plus… Chacun reste un peu dans sa chapelle, pour clarifier notre statut de photographe, il faut forcement s’unir ».

Jimmy Saint-Louis

Article initialement publié le 28/03/2015.

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