Le 14 septembre s’est déroulée la dernière représentation des Frères Karamazov, une adaptation théâtrale et déjantée du roman du même nom de Dostoïevski. Le spectacle a eu lieu dans la Friche industrielle de Babcock à la Courneuve, investi par la Maison Culturelle de Bobigny avec le soutien de la Courneuve et Plaine Commune. 

Le temps de deux spectacles, pour sa deuxième saison hors des murs, la MC93 a décidé de s’installer dans un endroit assez spécial : la Friche industrielle de Babcock. Caché des regards indiscrets, ce lieu hors des temps se dresse tel un géant. Avec ses 18 hectares, il abritait au XIXe siècle une entreprise de chaudières. Marqué par plusieurs luttes ouvrières et sociales, on peut encore aujourd’hui sentir une ambiance frénétique et particulière entre ses murs.

Dès l’arrivée, je suis accueillie par l’équipe de la MC93 qui me fait une visite et me place dans les gradins qui ont été érigés pour l’occasion. À l’entrée, transats et WC sont installés pour les spectateurs qui vont assister à six heures de représentation. Une fois à l’intérieur de la friche, je suis tout de suite frappée par l’immensité de l’endroit. On se sent alors comme un enfant, perdu dans cet espace qui mériterait plus de six heures pour en découvrir tous les recoins. Le lieu est totalement exploité; au centre, on peut apercevoir un écran géant surélevé et une maison en bois avec une terrasse devant laquelle se trouve un petit bassin d’eau. À gauche, des escaliers en colimaçon métalliques donnent sur une grande pièce fermée. Tout au fond des halles, se dresse un grand panneau publicitaire « KOKA KORA », le nom de la marque « Coca Cola » en russe. Les gradins, d’une capacité de près de 500 personnes, sont placés au milieu de toute cette mise en scène de sorte que le public ne peut pas toujours voir où l’action se déroule, ni par où les comédiens apparaissent.

L’univers angoissant et morbide des Karamazov

Cette friche est totalement en accord avec l’esprit dostoïevskien. L’immensité du lieu provoque chez les spectateurs perplexité et interrogations tout au long de la pièce. Ainsi, comme l’affirmait Pascal, « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ». Le spectateur est pris dans un piège dans lequel il n’a pas le contrôle. Le passé ouvrier et prolétaire du lieu sonne juste lorsque les luttes des personnages, dans une Russie abritant des milieux pauvres, prolétaires et fragiles se tournant vers un socialisme idéalisé, résonnent entre les murs.

Dès les premières minutes, le spectateur est pris dans une atmosphère très angoissante. Certaines scènes sont projetées sur l’écran géant lorsque les comédiens jouent dans des lieux clos. Les gros plans projetés provoquent une réelle interaction avec les spectateurs totalement pris dans cet univers angoissant et morbide propre aux Karamazov. La mise en scène mélange les genres et les époques. On passe du tragique au comique avec une facilité déconcertante.

Les comédiens sont amenés à une confrontation perpétuelle avec le cadre spécifique de la Friche. Ils se mettent en danger en jouant certains scènes à l’extérieur risquant les bruits et les aléas qui peuvent se produire. Ce soir-là, la magie du lieu et de l’imprévu a opéré lors de la dernière scène, lorsque la pluie commence à tomber pendant qu’une comédienne prononce sa réplique : « la tempète gronde… »

L’homme et l’humanité au cœur de l’œuvre

Le metteur en scène allemand Frank Castrof affirme l’intemporalité du roman, en opérant un mélange des genres et des époques. Le décor en est le premier témoin. Ainsi, on pouvait voir des posters de Courtney Love ou encore de la chanteuse Cher. Accompagné de musique métal ou du Gainsbourg, le personnage d’Ivan Fiodorovitch Karamazov nous offre une parenthèse textuelle, où il nous conte le destin d’un rockeur vivant dans la débauche entre sexe, alcool et drogues.

Mais c’est avant tout l’homme et l’humanité qui sont les thèmes principaux du roman que les comédiennes et le metteur en scène mettent en valeur. Cette mise en scène reste fidèle à l’hymne dostoïevskien sur l’humanité dans tout son paradoxe, sa décadence, sa faiblesse et ses parties sombres. Les personnages sont pris dans un tourbillon qui se traduit parfaitement à travers l’immensité de l’espace dans lequel ils courent, se perdent et s’égarent. Ils se questionnent sans cesse sur la figure du père biologique qui est ici incarné par le personnage de Fiodor Pavlovitch Karamazov, du père spirituel, du bon père et surtout du père créateur : Dieu.

Les idéologies se confrontent et se questionnent, entre socialisme, bolchévisme et poutisme sans jamais dicter au spectateur laquelle il doit croire. Les spectateurs les plus sombres de l’homme sont exposés, notamment à travers le personnage de Lise, une infirme qui rêve le soir de faire le mal, de décadence et du plaisir qu’elle ressentirait en infligeant des souffrances à autrui. On voit alors transparaître une vérité, celle de l’homme perdu qui remet en question ce qu’on lui a dicté, s’interrogeant sur la légitimité des barrières entre bien et mal. Le personnage nous pousse à la réflexion sur nos propres limites dans nos sociétés actuelles, dans notre morale occidentale et européenne. L’homme est représenté tel qu’il est avec ses mystères et ses perversions dans l’espoir de devenir un jour meilleur.

Ce soir-là, malgré tous les éléments étrangers et contemporains à la Russie du XIXe siècle, Frank Castrof a réussi à traduire les grands axes des Frères Karamazov à travers un mélange déconcertant et original. Le message essentiel se résume en une seule citation du roman : « Il y a plus de joie dans le ciel pour un pécheur qui se repent que pour dix justes qui persévèrent ».

Fatma TORKHANI

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