Bondy Blog : Pouvez-vous expliquer ce qui se joue au Yémen depuis plus d’un an et demi ?

Pauline Chetcuti : Depuis 18 mois, une coalition arabe dirigée par l’Arabie Saoudite et appuyée par des Etats occidentaux, en soutien au gouvernement en exil du Yémen, a débuté des opérations militaires contre les groupes armés Houthis qui soutiennent l’ancien chef de l’Etat, Ali Abdallah Saleh, et revendiquent le pouvoir. Il s’agit donc d’une guerre de pouvoir entre deux parties dans le cadre d’un pays qui est d’une part extrêmement fragilisé, pauvre, et d’autre part qui voit dans le sud de son territoire des poches contrôlées par des groupes terroristes, notamment Al Qaïda. Dès lors, se pose la question du contre-terrorisme puisque l’un des arguments de la coalition serait de combattre ces poches terroristes. Ce ne sont absolument pas des allégations que je peux ni confirmer ni infirmer puisque aujourd’hui, ce que nous voyons en tant qu’ACF (NDLR Action Contre la Faim), c’est que ce conflit a fait 10 000 morts, de nombreux blessés, trois millions de déplacés sur une population de 26 millions d’habitants. Le conflit était censé être un conflit très rapide. Finalement, il s’enlise puisque la coalition n’a pas réussi à négocier une paix et un cessez-le-feu.

Bondy Blog : Les dernières négociations ont effectivement échoué. Depuis, les combats ont repris dans le pays. Quelle est la situation humanitaire aujourd’hui ?

Pauline Chetcuti : Nous voyons une situation humanitaire absolument dramatique se dégrader au jour le jour. Nous parlons d’un pays qui était déjà dépendant de l’aide humanitaire avant le conflit. Aujourd’hui, plus de 80 % de la population entière du Yémen dépend de l’aide humanitaire. Les chiffres sont complètement fous : 1,5 million d’enfants souffrent de malnutrition dont plus de 370 000 qui souffrent de malnutrition aiguë sévère, la forme la plus grave, celle qui mène à la mort. C’est 70 % d’augmentation depuis 2014. Ce conflit politique ne prend pas du tout en considération l’intérêt des populations qui sont les premières à souffrir des effets de ce conflit.

Bondy Blog : Comment se traduisent ces effets sur la population ?

Pauline Chetcuti : En bombardements aériens, en blocus des voies d’approvisionnement des produits de base. Le conflit est particulièrement dur. La population est d’une part sujette directement aux violences du fait des combats, mais aussi indirectement prise en otage à cause des blocus et du manque d’accès aux produits essentiels à la survie qui ne rentrent plus dans le pays. Il n’y a donc plus assez à manger sur les marchés et comme la nourriture se fait rare, les prix des produits de base ont augmenté de façon exponentielle et dramatique. Les habitants n’ont plus les capacités d’acheter le peu de choses qui se trouvent sur les marchés. Les enfants sont les premiers à souffrir de cette pénurie de nourriture. En plus de cela, les marchés sont bombardés et donc il existe aussi le risque perpétuel d’être pris directement dans les bombardements.

Bondy Blog : Existe-t-il d’autres conséquences humanitaires : développement des maladies, difficiles accès aux centres de santé, à l’eau potable… ?

Pauline Chetcuti : Tout à fait. Il y a des problèmes liés à l’accès. Sans fioul et avec des bombardements et des checkpoints réguliers un peu partout dans le pays, il est impossible aux habitants de se déplacer, d’aller au centre de santé quand ils sont malades. De la même façon, il est impossible pour Action contre la Faim ou d’autres ONG d’accéder aux populations les plus vulnérables puisque nous-mêmes souffrons directement de ce problème d’accès. Les maladies facilement traitables ne sont pas traitées et les maladies chroniques ne sont plus traitées parce qu’il y a un manque d’accès aux médicaments. C’est le problème d’approvisionnement en produits de base. Il y a donc la difficulté de se rendre dans un centre de santé, et au-delà de cela quand ce dernier est touché par un bombardement, c’est toute la chaîne de l’aide qui est interrompue. Il n’y a plus de possibilités tout simplement de se faire soigner.

Bondy Blog : Quels sont les besoins humanitaires les plus urgents ?

Pauline Chetcuti : Il s’agit de sauver des vies, de traiter au plus rapidement des enfants en malnutrition aiguë sévère qui sont en danger de mort. Pour cela, nous demandons un accès respectueux des principes du droit humanitaire. Sans cet accès régulier, nous ne pouvons pas évaluer les besoins de la population. Les données que nous collectons sont  sporadiques et sous évaluées. C’est ce qui nous laisse dire que la situation pourrait être bien pire que celle que nous voyons. Nous avons des chiffres partiels parce que nous avons un accès restreint.

Bondy Blog : Quelles sont les responsabilités de chaque partie dans ces violations du droit international que vous dénoncez ?

Pauline Chetcuti : Les ONG subissent d’extrêmes pressions. Elles sont la cible des combats. Action contre la Faim a une centaine d’employés sur place. Au tout début du conflit, nous avons dû évacuer nos équipes. Elles ont dû fuir la situation. Même nos employés sont des victimes du conflit. Les deux parties sont aujourd’hui très clairement auteures de violations du droit international et ont ciblé l’aide humanitaire à la vue de toute la communauté internationale. Ces violations pourraient être considérées comme des crimes de guerre. Le problème étant que l’une de ces parties est la coalition qui a le soutien d’États occidentaux dont les États-Unis, le Royaume-Uni et la France. C’est grave de se dire que cette coalition qui devrait avoir un certain niveau du respect droit international humanitaire fait partie de ceux qui violent le plus les principes de ce droit. La communauté internationale a d’énormes réticences à imputer ces violations à la coalition.

Bondy Blog : Pourquoi la France ne réagit pas pour condamner ces violations ?

Pauline Chetcuti : La France exporte des armes aux pays de la coalition menée par l’Arabie Saoudite, il y a donc des intérêts évidents qui peuvent être une des raisons pour lesquelles elle se trouve dans une situation compliquée pour par ailleurs condamner les crimes qui ont lieu au Yémen.

Bondy Blog : Le fait que la France vende des armes à l’Arabie Saoudite en particulier n’est pas un secret. Un rapport diplomatique de l’ONG Control Arms de février 2016 indique que la France a autorisé 16 milliards d’euros de ventes d’armes à l’Arabie saoudite en 2015, loin devant les États-Unis.

Pauline Chetcuti : Nous espérons que ça n’est pas la raison pour laquelle la France n’est pas aussi vocale qu’elle pourrait l’être sur les violations qui ont lieu actuellement au Yémen. Par ailleurs, notre mandat ne nous permet pas de juger les relations entre la France et l’Arabie Saoudite. Ce que nous demandons avant tout c’est qu’il y ait un cessez-le-feu et que nous puissions accéder aux populations.

Bondy Blog : Vous n’avez pas interpellé le gouvernement français sur ces questions ?

Pauline Chetcuti : Nous l’avons interpellée de façon confidentielle puis de façon directe à travers le grand public l’année dernière à l’occasion d’une conférence publique sur la question du Yémen. Nous avons également demandé aux parlementaires de poser des questions officielles au gouvernement pour savoir pourquoi nous continuons à vendre des armes à l’Arabie Saoudite dont nous savons qu’elles seront responsables de violations des droits de l’homme et du droit internationale humanitaire. Mais il est évident que ce n’est pas une des crises qui intéresse le plus la France.

Bondy Blog : Pour quelles raisons la France ne s’intéresse pas à cette crise yéménite ?

Pauline Chetcuti : C’est une bonne question… Je ne peux pas parler à la place des autorités françaises ni de l’ensemble de la communauté internationale. Il y a potentiellement le fait qu’aujourd’hui en Europe, nous parlons beaucoup des conflits qui ont un effet direct sur les pays européens c’est-à-dire une arrivée de réfugiés sur le territoire européen. En l’occurrence, il y a très peu de réfugiés yéménites qui vont arriver en Europe. La question de l’accès est également importante : très peu de journalistes parviennent à se rendre sur le terrain yéménite. Donc forcément, quand on n’y a pas accès, on n’en parle pas.

Bondy Blog : Justement, le peu de couverture médiatique du conflit yéménite complique-t-il votre mission d’alerter le grand public ?

Pauline Chetcuti : Oui. Nous devons redoubler d’efforts afin d’alerter le grand public sur la gravité de la situation tout en essayant de maintenir nos opérations sur le terrain. C’est particulièrement difficile. Il serait évidemment avantageux que la question du Yémen soit un sujet de débat public, auquel cas nous pourrions avancer nos chiffres, nos témoignages de terrain pour expliquer ce qui se passe et se concentrer sur l’aide humanitaire que nous délivrons sur le terrain.

Propos recueillis par Leïla KHOUIEL

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