Je me réveillai dans ma chambre. Une lumière rouge pénétrait par l’embrasure des volets. Je quittai mon lit, troublé, l’air sentait le souffre. J’ouvris les fenêtres. La ville était en flammes. Des centaines de bombardiers traversaient le ciel dans un bruit assourdissant. Aussi loin que portait mon regard, des bâtiments en ruine, partout. Des voulûtes de fumée noire s’élevaient des gravas. J’enfilai vite quelques vêtements et descendis quatre à quatre les marches de mon immeuble. Dans la rue, devant ma porte, des soldats défilaient au pas de l’oie. Leurs uniformes couleur vert de gris me rappelaient vaguement une grande marque de prêt-à-porter.

Je tournai ma tête de tous côtés, n’en croyant pas mes yeux. Mon regard s’arrêta sur une petite ruelle, à deux pas de chez moi. C’est là que je le vis. Un petit enfant rasait les rares murs qui tenaient encore debout. Il avançait d’un pas rapide, complètement affolé, si courbé sur le sol qu’on avait l’impression qu’il voulait disparaître sous les pavés. Je ne sais pas pourquoi mais je suivis cette petite chose dans l’impasse. J’arrivai juste à temps pour le voir se cacher tout au fond de ce cul-de-sac, derrière une rangée de poubelles. Je m’approchai doucement. En écartant deux sacs d’ordures, je le vis, accroupi, le visage déformé par la terreur et les joues striées de larmes. Il me regardait, tout tremblant. Ses petites lèvres remuaient dans une moitié de murmure. Il me semblait l’entendre appeler son papa. Il avait deux grands yeux noirs qui me rappelaient les miens, mon strabisme en moins. De belles bouclettes d’enfant Hobbit lui couvraient la tête, avec les bonnes joues qui vont avec. Il serrait contre son cœur une petite kippa qu’il essayait de cacher.

Je lui jetai un clin d’œil complice. Ses beaux yeux suppliants s’illuminèrent. Il fut tout de suite rassuré. Je poussai quelques poubelles pour mieux le cacher et fis quelques pas pour m’éloigner. Passa alors un autre contingent de soldats, tout de noir vêtus. Ils traversèrent ma rue devant l’entrée de l’impasse où je me trouvais. Comme une évidence je criai : « Il est là ! Ici ! Un Yourthe ! Un youpin !« 

La troupe fila sans se retourner. Je pris alors une poignée de cailloux qui traînaient à mes pieds avec l’intention de les balancer sur cet enfant d’empoisonneur de puits. Une fois bien caillassé, je projetais de me saisir de lui. Si mon master d’histoire contemporaine m’a appris une chose, c’est qu’un Juif amené à la kommandantur s’échange contre une livre de beurre ou la moitié d’un saucisson sec.

Un homme pénétra dans la ruelle avant que j’ai eu le temps de faire quoique ce soit. Habillé comme un bédouin, il avait une longue barbe blanche et des babouches aux pieds. Le vieux passa devant moi comme si je n’existais pas et s’arrêta devant la cachette du petit Juif. Je lui lançai : « Pas touche ! Il est à moi ! » Il ne répondit rien. L’homme du désert pris l’enfant dans ses bras et sa kippa dans les mains. Il l’épousseta et l’ajusta sur les belles bouclettes du pitchoun. Je voulais protester mais l’ancien me lança un regard si plein d’autorité que ma bouche se referma avant d’avoir émis le moindre son. Le bédouin sans âge se dirigea ensuite vers une maison, une des rares encore debout dans la ruelle. Il posa l’enfant sur le seuil de la porte, un baiser sur son front et lui dit tendrement : « Rentre chez toi mon fils tu n’as plus rien à craindre ». L’enfant disparut dans la belle demeure en meulière. J’entendis les cris de joie de ses parents qui résonnaient étrangement dans cette ville où les bruits des bombes et des bâtiments en flammes saturaient le paysage sonore. L’enturbanné referma la porte. Elle disparut. Je compris enfin : je suis dans un rêve.

« Qu’est-ce qui te fait dire ça ? », demanda le vieil homme en se tournant de mon côté.

Je répondis : « Dans la vraie vie, les portes ne disparaissent pas, et cet enfant qui riait de bonheur dans les bras de ses proches, si heureux de les retrouver, il aurait du finir sa vie dans un camp de concentration ».

« C’est vrai, dit l’ancêtre. Tu oublies aussi que dans la réalité de ce monde, Idir Hocini n’aurait pas jeté des pierres sur un être innocent pour ensuite l’échanger contre un bout de saucisson. Tout kabyle qu’il est… »

« Malheureusement Hadj, je n’en suis pas si sûr », rétorquais-je.

« Les Kabyles aiment donc à ce point le cochon ? », dit-il avec un petit sourire faquin.

« Non, riais-je jaune. Mais je me connais. Je ne suis pas moi quand j’ai faim. En toute modestie, les Nazi et Vichy savaient récompenser les bonnes plumes. Un homme du commun écoute toujours son ventre vide avant sa tête ou bien son cœur, si bon soit-il. Qui sait ce que j’aurais fait dans ces temps de malheur ? »

« Personne, fiston ».

Ces derniers mots firent place à un pesant silence, excepté le fracas des bombes au loin. Je regardais longuement les petites pierres que j’avais dans la main. Je finis par dire tristement en lâchant mes cailloux : « Enfin. Maintenant, moi je sais ».

« Non tu ne sais rien, dit le vieux bédouin. Tu rêves ouldi. Ton esprit n’a plus de filtre. Il se perd et dérive dans le tourbillon de ta pensée. Elle ne prend forme qu’en échouant sur l’un des nombreux rivages de ta conscience. Nous sommes dans ta haine, un endroit où la moral et la volonté de faire le bien n’existe pas. Le seul lieu où tu es capable de condamner un petit enfant aux pires tourments ».

D’accord. Ce vieux me faisait mal à la tête. Il était temps de mettre fin à ce rêve de collabo. « Allez, salut ! », lui dis-je, en me pinçant très fort le bras. Je fermai les yeux de douleur. Quand je les rouvris, l’ancêtre était toujours là. La ruelle aussi.

« Tu as trop regardé de films, dit le Bédouin. Tu te réveilleras pas comme ça, pas avec le double kebab supplément fromage oignon grillé, long comme le bras, que tu t’es enfilé avant de dormir ».

« Mais t’es qui bordel ?! », demandais-je.

« A ton avis ? », dit-il avec un petit sourire en coin.

« Grand-père ? », m’exclamais-je plein d’espoir.

« J’aurais pu être ton grand-père mort à la guerre, si ton rêve t’avait amené au cœur même de ton orgueil. A ce sujet, c’est bon, quoi, passe à autre chose. Ça fait déjà au moins quatre papiers dans le Bondy blog qu’on sait que ton aïeul était un héros de l’Algérie ».

« Bah alors t’es qui  espèce de chien de la casse ? », finis-je par m’emporter.

« Je suis ton prophète ! »

Oh la boulette ! Vingt ans de vie pieuse, à quelques écarts près, autant d’abstinence sexuelle, dont quinze années qui n’ont rien avoir avec la religion parce que j’ai longtemps été tout moche, tout ce temps passé à prier cinq fois par jour réduit à néant en un instant. Je vais être dans la même queue que Staline et Gargamel quand mon tour viendra là haut. Putain, on va bien bronzer.

Le vieil homme rigola : « Non je plaisante, je suis personne. Oh tu verrais ta tête ! C’est à se bidonner ».

« L.O.L. Très drôle, mort de rire ».

« Je suis personne, grand con, si ce n’est une invention de ton esprit, la petite voix qui résonne dans ta tête pour t’empêcher de faire toutes les conneries du monde. Une voix que t’écoutes jamais d’ailleurs, si j’en crois les milles écritures de tes vieux carnets de correspondances ».

« Super intéressant. Bon allez s’il te plaît, comment je sors de là ? »

« Sortir de ta haine ? 27 ans de prison comme Mandela ».

27 ans dans ce rêve pourri ? Non faut surtout pas. Vu comment il a commencé, je vais finir par conduire des trains. Perdu dans ma réflexion, coincé dans ce cauchemar dégueulasse, le vieux prit ses aises et s’assit sur un tas de briques à coté de moi. Il sortit un livre des plis de son habit et le feuilleta. Je n’arrivais pas à déchiffrer le titre, écrit en caractères incompréhensibles. C’est peut-être une légende urbaine mais il paraît qu’on ne peut pas lire dans un rêve. La partie du cerveau où naissent nos songes serait différente de celle qui commande la lecture. Mais en couverture, il y avait un visage,  bien reconnaissable celui-là : Eric Zemmour. J’étais bien dans ma haine. Je remarquai enfin que les poubelles, derrières lesquels s’était caché le petit juif, étaient remplis à ras bord de ses bouquins. Les bombardiers dans le ciel étaient en fait des F-16 israéliens. C’est vrai que je les avais détestés ceux là, en 2008, lorsqu’ils ont bombardé les habitants de Gaza, sans lésiner sur le phosphore, pendant l’opération Plomb durci. Je comprenais un peu mieux tout ce bordel. Sauf les soldats si bien habillés de la Wehrmacht. Qu’est ce qu’ils foutaient là ? Étaient-ils aussi une expression admirative de ma haine ? Suis-je vraiment, au fond, un gros raciste antisémite ?

« Non tu ne l’es pas. Enfin je ne crois pas même si avec vous les bicots on ne sait jamais.  Les Fridolins sont dans ta tête, parce que tu te dis que vous êtes les prochains. Tu penses que cela a déjà commencé et que les convois à bestiaux ne vont pas vous attendre longtemps. Tu trembles au fond de toi, tu as peur de te retrouver sur une liste de Schindler. La peur est la sœur aînée de la haine », dit le vieux sans quitter son bouquin des yeux. Ce salopard lisait donc dans mes pensées.

« Seulement dans tes rêves, répondit-il, et la majorité du temps ce n’est pas très glorieux. Celui d’hier soir c’était vraiment du grand n’importe nawak. Faut que tu parles à ta femme ». Le bédouin conclut son invective par une imitation dans laquelle je nie me reconnaître : « Oh Oui ! Fouettez-moi maîtresse ! J’ai été un vilain garçon!  Qu’est-ce que c’est ? Non pas là ! »

« Bon ça suffit. On va dire qu’on a compris ».

« Tu as compris ? C’est très bien ! Tu es meilleur que lui alors, dit-il en montrant le livre de Zemmour. Cet homme fait tout pour que ses rêves de haine deviennent réalité ».

Soudain, dans le ciel, les bombardiers disparurent, le soleil et un bleu d’azur les avaient remplacés. J’entendis qu’on m’appelait : « Idir ! Amène-toi ! On a trouvé une soirée à squatter ! Il y a un buffet, quatre murs et un taux exceptionnel de deux meufs pour 8 mecs ! » C’était mes potes, mes gars sûrs, comme disent les jeunes, apparus comme par magie à l’entrée de la ruelle. Il y avait Vuu-san, un chinois de l’usine, le meilleur pisteur de soirée du canton. A ses côtés son compatriote Wang, à qui je dois la moitié de mes plans galères et une vie de fou rire. Nav était là aussi ramenant de son restaurant une bonne odeur de cheese-naan. Derrière lui Karim, gentil comme un pauvre, le meilleur d’entre nous, riait d’une vanne. Mamadi, le musclor de la bande, qui combattait les terroristes aux quatre coins du monde, lui en avait balancé une bien bonne. Je vis également dans cette joyeuse compagnie, Jeremy, mon FDO (Frère des Ours). Il s’en roulait un bien gros en me jetant le regard complice de la tentation. Salomon, le plus grand Juif de la ville, 1m84, dominait d’une tête tout ce grand tas de bonheur pourvoyeur de vannes qui piquent. Lui, c’est le premier à qui je demande des sous quand je suis dans le besoin, parce qu’il oublie toujours – ou fait sembler d’oublier – qu’on lui doit de l’argent. Depuis que j’ai dépassé les 100 kilos, il me traite de grosse vache qui pue l’oignon. Mais je sais qu’en cachette, tous les lundis, il donne 20 euros à ma boulangère. Une corruption qui vise à me priver de mon pain au chocolat du matin. A me priver d’un infarctus aussi. J’avais un peu honte de me retrouver là, avec lui, au milieu du IIIe Reich.

« C’est quoi ce gros rêve de nazi ?! Allez Oignon Rings, viens on se casse d’ici ! », lança-t-il à mon intention.

« Attendez j’arrive ».

J’appelai le petit enfant juif qui sortit de la maison sans porte. Il me fit un très beau sourire qui inonda mon cœur de tendresse. Je lui rendis avec mes dents jaunes. Prenant sa petite main dans la mienne, cheminant vers mes amis, je lançai en passant devant le vieux : « Tu viens ? On va se faire péter le ventre. Quand il y en a pour vingt… »
« Non grand con. Ma place est dans les mauvais songes, pas dans la réalité ». Le bédouin arracha ensuite deux pages du livres d’Eric Zemmour et alla s’accroupir dans un coin de la ruelle, derrière des poubelles. Un rêve qui finit sans caca prout-prout, ce n’est pas un rêve d’Idir…

Les ruines disparaissaient à chacun des pas qui nous amenaient, le petit et moi, vers mes amis. Elles firent place à des bâtiments pas super jolis mais que j’aimais beaucoup parce que c’était chez moi. C’était Bondy. Je quittais enfin la ruelle et ce rêve de fou pour me retrouver les yeux grands ouverts dans ma chambre. Les pleurs de mon fils devaient m’avoir réveillé.Je le berçai dans mes bras, en chantant une version remixée de « Mais qu’est ce qu’on attend pour foutre le feu?! » du groupe NTM, à la sauce au claire de la lune, dans l’espoir qu’il s’endorme bientôt. Je le trouvais si mignon avec son petit bonnet musulman sur la tête, tricoté par sa grand-mère pour sa circoncision. Pauvre petit, il avait fait un cauchemar. Sans doute le même que le mien : lui aussi a mes yeux et les bouclettes de l’enfant juif étaient les siennes.

Idir HOCINI

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