Rachid Zerrouki est professeur des écoles en SEGPA. Loin des polémiques inutiles, il interpelle ici les candidats à l’élection présidentielle sur ce qu’ils proposent pour une réelle égalité des chances des élèves face à l’apprentissage. 

Tous les candidats à l’élection présidentielle le savent bien : comme ils ont dû répondre aux questions pécuniaires sur la nébuleuse de la boulange, ils seront jugés sur ce qu’ils proposent comme projet pour l’école républicaine. Certains caressent leur nostalgie en fantasmant une école idéalisée de la IIIème République à laquelle ils voudraient revenir. D’autres s’imaginent les établissements scolaires comme un terrain où la laïcité serait martyrisée et suggèrent des solutions absurdes en réponse à des problèmes qui n’existent pas. Enfin, un bon nombre de candidats n’évoquent l’école que pour annoncer combien de postes d’enseignants ils souhaiteraient supprimer. Cependant, tous partagent un point commun : ils font semblant d’ignorer qu’en 2016, l’OCDE a publié un rapport classant l’école française parmi celles qui répondent le moins efficacement aux inégalités sociales. Et il s’agit du principal problème de l’école en France.

L’effet Matthieu, bourreau des volontés de bien faire

Imaginons-nous un début de matinée dans une classe de CP, peu après la rentrée. Les élèves se rangent sous le préau, s’installent en classe et après une série de rituels ludiques, l’enseignant démarre une activité autour du son « on » à travers un texte. Ceux qui ont déjà goûté une tarte au citron et qui savent ce qu’est un cochon vont comprendre l’essentiel et découvriront le sens des quelques mots qui leur échappent. Celui à qui il manque trop de mots pour saisir l’essentiel du texte ou qui n’arrive tout simplement pas encore à décoder va perdre sur deux fronts : il ne pourra pas bénéficier pleinement du contenu de l’apprentissage et ne va pas acquérir de nouveau vocabulaire. Il perdra son envie. Keith Stanovich (1) nomme ce phénomène « l’effet Matthieu » en référence à un passage de la Bible. « A celui qui a, il sera beaucoup donné et il vivra dans l’abondance, mais à celui qui n’a rien, il sera tout pris, même ce qu’il possédait ».

En soi, cet épisode serait plus qu’anecdotique dans la scolarité d’un élève s’il ne se reproduisait pas tous les jours et dans chaque domaine d’activité, creusant sans répit le fossé qui sépare l’élève en galère de ses camarades. Les enseignants sont évidemment tenus de proposer des apprentissages différenciés selon les difficultés des élèves, mais pour que cette différenciation soit efficace, les effectifs des classes doivent être raisonnables et dans l’idéal, un maître ou une maîtresse surnuméraire devrait pouvoir intervenir. Bien souvent ce n’est pas le cas : des postes d’enseignants supplémentaires spécialisés en remédiation pédagogique existaient dans les écoles primaires, et ils avaient montré leur efficacité avant que Nicolas Sarkozy ne les supprime en 2012.

A ceux qui ont le moins, l’école donne le moins

En fait, si l’effet Matthieu peut s’exercer entre deux élèves dans une même classe, il est aussi observable entre deux établissements d’une même ville : à ceux qui ont le moins, l’école donne le moins. La France a certes mis en place une politique d’éducation prioritaire au début des années 80 qui présente bien des avantages et qui part d’une bonne volonté, mais l’enquête TALIS de 2013 a permis d’en pointer certains effets pervers. Par exemple, les enseignants d’éducation prioritaire estiment consacrer au collège 21% du temps de classe à l’instauration et au maintien d’un climat de classe favorable, contre 16% hors éducation prioritaire et 12% dans le privé. En conséquence, quand un élève inscrit dans le privé a fait 3h de français, celui sur qui une attention particulière doit être portée n’en a fait que 2h30.

D’autres constats révoltants sont énumérés dans un enrichissant rapport du CNESCO publié en 2016. On y apprend, entre autres, que les inégalités sociales dans les orientations ne s’expliquent pas seulement par des résultats scolaires différents. Alors que la méritocratie voudrait que les élèves connaissent des destinées scolaires qui correspondent à leur niveau académique, on observe que pour un même dossier scolaire, elles peuvent être radicalement différentes. La sociologue Marie Duru-Bellat explique cela par des phénomènes d’auto-sélection : même quand ils ont le même niveau de réussite, les enfants d’ouvriers visent moins haut que les enfants de cadres. Et une certaine passivité de l’institution fait qu’on ne va pas essayer de convaincre leurs familles que d’autres portes sont ouvertes. Raymond Boudon et son « Inégalité des Chances », en 1973, montrait déjà que les familles vont prendre des décisions inégales parce que leur sensibilité au coût et au risque est inégale.

La SEGPA : déterminisme social, violence de l’échec scolaire et humiliation

Il arrive qu’une fois au collège, une commission estime que les difficultés d’un élève sont si importantes qu’il ne peut pas suivre le rythme d’une sixième générale. Il est alors admis dans la Section d’Enseignement Général et Professionnel Adapté (SEGPA) au sein d’un collège. Il y reçoit des apprentissages adaptés à son niveau dans une classe à effectif réduit où se croisent des destins marqués par la violence de l’échec scolaire. Il faut bien comprendre qu’en soi, on ne peut pas considérer comme un échec le simple fait de se retrouver dans une section davantage tournée vers le champ professionnel, c’est plutôt le fait d’être là où l’élève ne veut pas être qui représente un échec.

Une telle classe rassemble 16 élèves qui, depuis la petite enfance, ont subi l’humiliation de ne pas pouvoir être à la hauteur de ce qu’on attendait d’eux. Le matin, ils débarquent au collège en traînant leur charriot de problèmes et lorsqu’ils entendent la sonnerie retentir, ils restent éparpillés dans la cour. Non pas pour gratter encore quelques minutes, mais parce que sous le regard des autres, ça les « crispe » de se ranger là où doivent se mettre en rang les SEGPA.

Le fait que cette section rassemble les élèves en grande difficulté en fait un espace privilégié pour essayer de comprendre les raisons du naufrage. Et bien souvent, si ce n’est systématiquement, lorsqu’on tire le rideau de l’échec scolaire, on découvre au mieux un environnement social fortement perturbé, au pire un quotidien qui relève du sordide. La forte corrélation entre l’échec scolaire et le milieu social est vieille comme « Les Héritiers » de Bourdieu de 1964 mais quand on se tient devant ces élèves, qu’on apprend à découvrir leur vie, elle devient criante d’évidence.

Il ne s’agit pas du seul facteur à prendre en compte. Comme l’ont montré les auteurs d’ « Ecole et savoir dans les banlieues et ailleurs », « la réussite scolaire est un processus complexe, où interagissent des phénomènes hétérogènes, et elle ne peut jamais être réduite à la présence ou à l’absence de tel ou tel facteur ». Mais force est de constater que certains peuvent être déterminants.

Aucune pédagogie ne doit soutenir les coupes budgétaires
Le jour de la rentrée 2016, une enseignante démissionnaire, Céline Alvarez, passe sur les ondes de France Inter pour annoncer à la France qu’elle détient les principes d’une réussite éducative systématique. Après avoir disposé de moyens extraordinaires pour mener son expérience, elle affirme que « l’éducation n’est pas une question de moyens« , comme pour conforter les futurs gouvernements que l’école est ouverte à toutes les austérités budgétaires auxquelles on voudra bien la soumettre. Or, ceux qui ont fait le choix de poursuivre leur mission seront certainement d’accord pour affirmer le contraire.

Bien sûr, les pédagogies différenciées telles qu’élaborées par Freinet, qu’on peut mettre en place pour répondre aux inégalités scolaires et qui ne demandent rien d’autre que des efforts humains sont précieuses. Et il est évident que les travaux de Montessori comme ceux de Piaget qui favorisent l’autonomie de l’enfant représentent des sources inestimables d’inspiration pour éveiller l’intérêt des élèves. La première, en s’intéressant pendant près d’un demi-siècle à l’éducation des enfants issus de milieux sociaux défavorisés, a développé une pédagogie basée sur l’éducation sensorielle dont l’efficacité n’est pas négligeable. Le second a posé les bases du constructivisme qui s’attache à étudier les mécanismes permettant la construction de la réalité chez l’élève à partir des éléments qu’il aurait déjà intégrés au cours de son existence.

Et dans l’ombre de ces pédagogues emblématiques promus par l’ESPE (Ecole Supérieure du Professorat et de l’Education), il en existe d’autres toutes aussi dignes d’intérêt. On pense à Georges Charpak, le résistant et prix Nobel de Chimie qui, avec sa démarche d’investigation, place l’enseignement des sciences au service de la construction de l’esprit critique. On pense au brésilien Paulo Freire. En plus de concevoir l’alphabétisation comme une action militante permettant de lutter contre l’oppression, il défend une Pédagogie des Opprimés visant à lutter contre les rapports sociaux de domination de classe, de sexe et de race. Et on pense aussi, forcément, à Bell Hooks, l’afro-féministe qu’il a inspiré, et qui théorise une « pédagogie de l’espoir » dans « Teaching to Transgress » (1994).

La pédagogie parfaite et universelle n’existe pas, chacune possède ses atouts et ses limites et chacun doit être libre de défendre l’outil qui lui paraît être le plus adapté dans un contexte donné. Mais le discours apolitique qui consiste à fermer les yeux sur tout ce qui ne concerne pas directement l’école est aussi dangereux que celui qui vise à nier l’importance de la dimension pédagogique. Le déterminisme social assassine tous les jours des efforts pour s’en sortir, et lutter contre l’échec scolaire doit commencer par lutter contre les inégalités tout court, au sein de l’école comme en dehors. Il s’agit d’un prérequis fondamental.

Dans la colossale série The Wire, Pryzbylewski enseigne les mathématiques à une classe de « corner kids ». Après avoir assisté aux ravages provoqués par les inégalités sociales à Baltimore en étant policier, il devient enseignant et continue de voir les aspirations individuelles se faire écraser sous le poids du déterminisme. Durant toute la troisième saison, on assiste aux dégâts épouvantables causés à l’école américaine par les coupes budgétaires et autres politiques du chiffre qui nous guettent. Il devient urgent de mettre l’éducation au centre des débats politiques en vue des échéances à venir, et de ne plus tolérer que ce soit pour des questions de frites, de voile ou de jupes. Mesdames et messieurs les candidats : que comptez-vous faire, concrètement, pour donner les mêmes chances à tous les élèves face à l’apprentissage ?

Rachid ZERROUKI

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