« Au regard des carences dans ce dossier et des mensonges émanant des forces de l’ordre, seule la relaxe s’imposait ». Sa plaidoirie n’aura pas convaincu les juges. Me Yassine Bouzrou, avocat de la défense, exprime sa « grande déception » à l’issue de l’audience alors qu’Assa Traoré parle d’une « honte pour la justice du Val-d’Oise et d’un acharnement à vouloir détruire une famille ». Poursuivis pour violences, outrages et menaces sur huit policiers et gendarmes, Youssouf et Bagui Traoré ont tous les deux été condamnés à de la prison ferme.

Il est plus de minuit et les jugements viennent de tomber. Bagui Traoré, un grand frère d’Adama Traoré, ce jeune homme de 24 ans mort le 19 juillet lors de son interpellation par les gendarmes, a été condamné à huit mois de prison ferme pour violences sur les forces de l’ordre. Le jeune homme de 25 ans a également écopé d’une interdiction de séjour de deux ans à Beaumont-sur-Oise, son lieu de domicile et là où vit sa mère. Son frère, Youssouf Traoré, jugé à ses côtés pour menaces de mort et outrages à l’encontre de deux agents de police, a lui été condamné à six mois de prison avec sursis dont trois ferme, comme requis par le parquet. Il est ressorti libre de l’audience. Au total, les frères Traoré sont condamnés à verser 7 390€ de dommages et intérêts aux parties civiles. Douche froide générale dans la salle d’audience.

Ça n’est pas un spectacle

L’audience aura duré plus de dix heures au Tribunal de grande instance de Pontoise. Avant d’entrer dans la huitième chambre, Me Caty Richard, avocate des huit parties civiles -six policiers municipaux et deux gendarmes-, a déploré devant une nuée de médias que « cette affaire prenne cette importance ». Et d’ajouter : « il faut un retour au calme. Mes clients ne demandent que cela ». La salle se remplit rapidement : une dizaine de journalistes se pressent, des militants et soutiens prennent place affichant un t-shirt sur lequel est inscrit « Vérité pour Adama » ou encore « Pas de Justice, pas de Paix ». La mère d’Adama Traoré est entourée de ses proches. Les personnes entrées en dernier se retrouvent debout, au fond de la salle. Elles sont alors priées de quitter l’audience, faute de places assises. « Ça n’est pas une salle de spectacle », lance froidement la présidente du tribunal, Dominique Andreassier. Le ton est donné.

Les faits remontent au 17 novembre. Une cinquantaine de personnes se rassemblent devant la mairie de Beaumont-sur-Oise pour protester contre l’inscription à l’ordre du jour du conseil municipal de la prise en charge par la commune des frais de justice engagés par la maire Nathalie Groux contre Assa Traoré. Les premiers incidents ont eu lieu après 20h30 : des insultes ont fusé et des heurts éclaté quand le groupe s’est vu refuser l’accès à la salle du conseil au motif qu’il n’y avait plus de place. Une policière a alors fait usage de gaz lacrymogène malgré la présence de « personnes âgées, enfants et poussettes » dans la foule massée devant l’Hôtel de ville, comme le rappelle Noémie Saidi-Cottier, avocate des deux frères. Les habitants n’ayant pas pu entrer dans la salle du conseil, les élus d’opposition ont décide de quitter la réunion. Le quorum n’étant pas atteint, le conseil municipal a été levé.

Doutes sur la couleur de la veste de Bagui

« Bon, qu’est-ce que vous reconnaissez ? » s’impatiente la présidente du tribunal en interrogeant Bagui Traoré l’appelant parfois curieusement « Monsieur Bagui » et non pas « Monsieur Traoré ». Des insultes lancées en direction des forces de l’ordre, aux menaces de mort en passant par le coup de poing asséné à Géraldine, une policière municipale, Bagui, tout comme son frère Youssouf, nie tous les faits. Les deux ont toujours clamé leur innocence. « Je ne reconnais rien du tout », répète-t-il. S’il concède avoir proféré des insultes, c’était en direction de ses amis, « parce qu’ils foutaient le bordel ». Et les accusations du coup porté au visage de la policière ? « Je porte des bagues, je lui aurais mis un coup, elle n’aurait plus eu de tête », avance le prévenu.

« Ce soir-là, vous êtes bien venu sur les lieux à la mairie ? » lui demande alors la présidente. Réponse affirmative. « Qu’est-ce que vous êtes venus faire ? » poursuit-elle. « Soutenir notre sœur. Pas pour foutre le bordel », répond Bagui Traoré. Il assure que « tout a commencé quand la policière a mis un coup de gazeuse ». Du gaz qu’il a d’ailleurs reçu avec d’autres . « Bagui Traoré a été gazé à 15 cm du visage, c’est totalement interdit, souligne son avocate. C’est lui la victime dans l’affaire ». Des faits confirmés par le petit frère, Youssouf, qui comparaît pour outrages et menaces. « Vous aviez la même coiffure atypique », indique la présidente à Youssouf. Ce dernier a les cheveux afro, « des petits bouchons », précisera son avocate.

Bagui et Youssouf Traoré ont été identifiés à l’issue d’une enquête menée par la gendarmerie. Cette enquête est notamment basée sur deux vidéos tournées ce soir-là, l’une avec une GoPro, l’autre diffusée sur Facebook. Mais les images sont de mauvaise qualité et ne permettent pas de distinguer les visages, rapporte la présidente. Les gendarmes se sont donc appuyés sur les témoignages des forces de l’ordre présents au moment des heurts. Ils ont identifié les deux agresseurs présumés grâce à leurs tenues vestimentaires, sauf que la couleur de la veste de Bagui fait débat. « Ça va du camel au marron foncé en passant par du beige », souligne la présidente. L’auteur des violences dans les vidéos porte une veste beige. Celle de Bagui était « marron » précise le principal intéressé. « Si le seul moyen de reconnaître Bagui pour l’incriminer, c’est la couleur de sa veste, c’est grave », appuie Me Saidi-Cottier, comme pour mettre fin au débat.

Approximations et contradictions dans les déclarations des plaignants

Au tour des plaignants de passer à la barre, à tour de rôle. Ce soir du 17 novembre, 6 policiers municipaux, 8 gendarmes et 15 gardes mobiles encadrent les abords de la mairie. Patrick, chef de brigade de la gendarmerie de Persan, affirme avoir vu Bagui Traoré se détacher du groupe et « se jeter » sur la policière municipale. « Se précipiter ? » nuance la présidente. « Oui », répond le gendarme. Yassine Bouzrou, avocat de la défense, relève, lui, de « nombreuses contradictions » dans les témoignages des agents de la police municipale et des gendarmes. Parmi eux, celui de Yannick, policier municipal. Ce dernier raconte les « menaces, les insultes, les bousculades » des personnes qui voulaient entrer de force à la mairie. « L’ambiance était tendue », rapporte-t-il. Dans une première déposition, Yannick ne pouvait certifier que Bagui Traoré était bien présent ce soir-là mais affirme que des collègues lui ont rapporté sa présence. Changement de discours dans sa deuxième déposition durant laquelle il dit avoir vu Bagui. Les remarques de la défense laissent entendre que les policiers ont pu se mettre d’accord sur une même version. Une gendarme a également changé ses propos. Son procès-verbal d’audition devant les enquêteurs  évoque un coup de poing de Bagui. « C’est une erreur de retranscription », corrige-t-elle. « Pourtant vous avez signé le PV de votre audition », fait remarquer Me Bouzrou à la gendarme.

Vient à la barre l’un des policiers qui a déposé une plainte pour violences volontaires envers une personne dépositaire de l’autorité publique. Il est maître-chien et a déjà porté plainte dans une autre affaire contre Youssouf Traoré. Il affirme avoir vu Bagui Traoré insulter son responsable, cracher dans le dos d’une gendarme et donner un coup à une de ses collègues. « C’est faux, réagit le prévenu. Pourquoi il ne m’a pas interpellé le soir même au lieu de le faire six jours après ? » Lors de son audition, le policier avait indiqué qu’il s’était senti en danger, raison pour laquelle il a « démuselé » l’animal. « C’était pour me protéger et protéger mes collègues ». Mais le policier municipal s’est fait mordre par… son propre chien. « Vous aviez trois morsures. Et vous portez plainte contre X. Donc X, c’est le chien ? » demande Me Bouzrou. Rire à peine contenu dans la salle. Le policier confirme les morsures de son propre chien mais précise qu’un individu a tenté de le frapper. « Alors pourquoi avoir déposé plainte pour violences si vous dites aujourd’hui ne pas avoir reçu de violences ? » interroge l’avocat. « C’était une tentative de violence, reprend le policier. Je n’ai pas pensé à modifier mes propos ». « Pour vous frapper et tenter de frapper, c’est pareil ? » insiste Me Bouzrou. « Le geste est là », justifie le gardien de la paix.

Sa collègue, Géraldine, est celle qui a utilisé le gaz lacrymogène quand elle a cru voir un coup de pied, qui n’a pas été porté. Et elle s’est gazée… elle-même. Résultat : huit jours d’ITT obtenus de son médecin. Cette incapacité temporaire de travail a été réduite à un jour après que Géraldine a été examinée par les spécialistes assermentés des urgences médico-judiciaires (UMJ). Selon le compte-rendu médical, sa blessure supercielle est en partie due à l’usage de sa propre bombe lacrymogène. Pourtant, la fonctionnaire est persuadée que cette blessure est liée au coup de poing qu’elle dit avoir reçu après avoir utilisé sa bombe. Elle a d’abord porté plainte contre X car elle n’a pas vu l’auteur du coup. Puis, elle a porté plainte contre Bagui Traoré. « Vous avez d’abord déposé plainte contre X, puis contre Bagui Traoré, pourquoi, si vous n’avez rien vu ? » interroge Me Bouzrou. « J’ai changé ma plainte car mon collègue avait identifié Bagui Traoré comme auteur du coup ». L’avocat de Bagui Traoré s’étonne que la policière municipale ait changé sa plainte après les seules « affirmations d’un collègue ».

Dans la presse, on annonçait une « deuxième policière municipale blessée ». En réalité, elle l’a été par un élu qui souhaitait sortir de la mairie. L’agent indique avoir porté plainte contre l’élu municipal. Contrairement à Youssouf et Bagui, lui n’a pas été interpellé ni emprisonné. Me Bouzrou remarque qu’il n’a même pas été entendu par le parquet.

Une enquête « bidon », « pourrie », « minable »

Depuis le début de l’affaire, la famille Traoré accuse le parquet de Pontoise de mensonges et de partialité concernant les causes du décès d’Adama. « On n’a pas confiance en vous », lance Me Bouzrou au procureur. L’interpellation de Bagui Traoré le 22 novembre, soit plusieurs jours après les faits reprochés, une absence de perquisition, des témoins capitaux que l’accusation n’a pas pris la peine de faire citer, des agents qui modifient leurs versions, autant d’éléments qui ont fait bondir l’avocat de la famille. « Cette enquête est bidon, pourrie, minable, uniquement à charge », s’emporte-t-il. Me Noémie Sadi-Cottier rappelle que le doute doit bénéficier aux accusés. « Il n’y a rien de tangible, pas d’éléments matériels », plaide-t-elle.

Les plaignants, policiers et gendarmes, ont quitté la salle ensemble quand l’avocat de la famille a commencé à plaider. Étaient-ils à ce point confiants du jugement? Les avocats vont désormais discuter avec leurs clients de l’éventualité de faire appel. Quant à Assa Traoré, extrêmement déçue, elle a répété avoir « honte de la justice de [son] pays ». « On essaie de détruire notre cellule familiale et ce soir, on en a encore la preuve. » 

Leïla KHOUIEL

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