Pour la cinquième masterclass de l’année 2017, le Bondy Blog a accueilli Aude Lancelin, ancienne journaliste de L’Obs, brutalement licenciée en mai 2016. Durant environ trois heures, la journaliste est revenue sur son parcours, la genèse de son livre Le Monde Libre, qui décrit un tableau assez sombre de la presse française, mais avec quelques lueurs d’espoir.

« Les journalistes doivent être critiques envers leur métier ». C’est par cette phrase qu’Aude Lancelin conclut la Masterclass du samedi 8 avril. La journaliste a avoué, quelques heures plus tôt, que le journalisme l’attirait depuis l’enfance, se souvenant que son père, ancien administrateur dans l’éducation nationale, était un lecteur de quotidiens. « Il a fallu faire un effort considérable pour entrer dans ce métier », souligne-t-elle. Ses débuts, elle les fait en tant que stagiaire dans la rubrique société au journal Le Point alors qu’elle était étudiante en philosophie. Elle y croise d’ailleurs Christophe Barbier. « C’était un zébulon. Quelque part, le Macron de la presse », s’amuse-t-elle, provoquant quelques rires parmi les participants de la masterclass. Ses études de philosophie terminées, Aude Lancelin devient professeur de philo dans un lycée ZEP à Sainte-Geneviève-des-Bois. Nous sommes en 1997. Elle ne fera qu’une année dans le monde de l’enseignement.

Une entrée dans « l’Académie française du journalisme »

Aude Lancelin se lance alors dans un master communication médias à l’ESCP (École supérieure de commerce de Paris ). « On m’avait conseillé de ne pas faire d’école de journalisme. Un conseil pas si mauvais que cela », avance-t-elle. Un de ses professeurs lui donne comme exercice d’écrire le portrait d’un inconnu. « Comme je n’habitais pas loin du Parc des Princes à l’époque, je suis allée faire le portrait du patron du bistrot où se réunissaient des supporters du PSG », se remémore-t-elle. « Ce fut un plaisir pour moi », ajoute-t-elle, car ce portrait lui a permis de décrire l’évolution du foot et du rapport avec les supporters peu après la Coupe du monde de 1998.

Elle s’investit alors dans différents stages. D’abord, au service politique de l’Express, qui ne lui a pas laissé un bon souvenir en raison du format et de la couverture de l’agenda politique. Ensuite, au Nouvel Obs, au service culturel, où la rédaction cherchait du sang neuf pour la rentrée littéraire de septembre 1999. En juin 2000, elle est embauchée en CDI. « J’ai eu de la chance, avoue-t-elle. Le Nouvel Obs était considéré comme l’Académie française du journalisme ». Les années 2000 demeurent une période « relativement heureuse » à ses yeux, où les patrons de presse écrite permettaient encore des grands reportages et une liberté de ton des journalistes. Dans le cas d’Aude Lancelin, il s’agit de son travail auprès du monde intellectuel, où elle pouvait jouer les francs-tireurs sur certains exemples.

Le Nouvel Obs, Marianne, puis retour à L’Obs

Mais, depuis la fin des années 2000, le climat s’est dégradé et Aude Lancelin témoigne l’avoir observé de près au Nouvel Obs avec l’arrivée de Denis Ollivennes à la tête de la publication, « un homme emblématique de la jonction entre la presse et le CAC 40″, précise la journaliste. Aude Lancelin nous raconte s’être retrouvée à plusieurs reprises convoquée par la direction de l’hebdomadaire pour des questions de conformité avec la ligne éditoriale, rendant plus difficile son travail critique, notamment sur BHL ou Alain Minc, proches de la direction du Nouvel Obs, cette dernière placardisant de plus en plus la journaliste.

Elle trouve une porte de sortie chez Marianne en 2011, où elle occupe le poste de directrice adjointe de la rédaction et chef des rubriques culture et idées du journal. Elle avoue « naïvement » que ce journal l’attirait, à travers la personnalité de Jean-François Kahn, cofondateur du journal, au discours franc-tireur, avec une absence de publicité à ses débuts (1997), afin de garder son indépendance éditoriale. Elle y retrouve Jacques Julliard, ancien éditorialiste du Nouvel Obs et s’entoure de Laurent Neumann et de Maurice Szafran, l’autre cofondateur du journal. Mais ces soutiens restent fragiles dans une rédaction « considérée dans le métier comme une des plus compliquées à vivre, avec lequotidien Libération ». 

Aude Lancelin se remémore la tradition de l’invective, la violence entre les différents journalistes de la rédaction. D’autant plus qu’Aude Lancelin observe un glissement « vers une ligne xénophobe teintée de républicanisme ». Le départ de Kahn rend les choses plus difficiles, entre les divisions exacerbées et un rythme de travail usant et accablant. Au bout de trois ans, la directrice adjointe de la rédaction quitte ses fonctions en raison d’un « putsch actionnarial » de la part d’Yves de Chaisemartin, ancien patron du Figaro, qui devient actionnaire majoritaire de Marianne et qui vire, au passage, Neumann et Szafran.

Aude Lancelin revient à L’Obs en tant que directrice adjointe au moment où le titre est racheté par le trio Pierre Bergé-Xavier Niel-Matthieu Pigasse, déjà actif dans la presse avec le rachat du quotidien Le Monde en 2010. « Je n’imaginais pas que Niel allait mettre le nez dans les affaires de la rédaction », confie-t-elle rétrospectivement. Toujours est-il qu’une certaine liberté s’applique au sein de la rédaction jusqu’à fin 2015, lorsque des tensions apparaissent avec les actionnaires et qu’elles prennent de l’ampleur début 2016 jusqu’au licenciement d’Aude Lancelin en mai de la même année, officiellement pour des raisons managériales. La journaliste, elle, y voit un motif politique : parce qu’elle incarne une gauche critique vis-à-vis du gouvernement et parce qu’elle est la compagne de Frédéric Lordon, l’un des initiateurs du mouvement Nuit Debout. La sanction a provoqué l’émoi en interne et abouti à une motion de défiance contre le directeur de la rédaction, approuvée par 80 % de la rédaction.

Un sombre tableau du journalisme

De ce licenciement et de ses 15 années dans le journalisme, Aude Lancelin en a tiré Le Monde Libre, clin d’œil ironique à la holding du trio Bergé-Niel-Pigasse, possédant le groupe Le Monde et le groupe L’Obs, illustrant un sombre tableau de la presse française. Ce livre, Prix Renaudot 2016, s’est vendu, selon les derniers chiffres de l’éditeur, à 15 000 exemplaires. Par-delà son licenciement, les départs progressifs de journalistes de l’Obs puis la grève infructueuse du côté d’iTélé avec 100 départs de journalistes, sont autant de marqueurs « d’une ère où le capital n’a plus besoin de parler car 90% de la production d’informations est aux mains d’entreprises du CAC 40″.

Sous le quinquennat de François Hollande, qui proposait, en 2012, une loi anti-concentration, c’est une accélération des liens entre les télécoms et les médias qui s’opère. En 2014, Niel (avec Bergé et Pigasse) rachète L’Obs ; Patrick Drahi, patron de SFR, rachète Libération et le groupe L’Express. D’autres hommes d’affaires mettent la main sur les médias. C’est le cas de Bernard Tapie en 2012, qui a racheté le groupe Hersant Média, dont le quotidien régional La Provence ou encore Vincent Bolloré en 2015 qui a pris la tête de Canal+. « Le quinquennat de Hollande est une victoire du capital sur les médias par K-O », juge Aude Lancelin, désabusée, pensant à « ces rédactions pauvres, ces journalistes pieds et poings liés » qui tentent de travailler pour vivre.

Mediapart : « le modèle [économique] le plus sain »

Face à cette « période noire » dans laquelle les médias français vivent, quelles sont les lueurs d’espoir ? Aude Lancelin livre quelques pistes et des exemples comme certains médias nés sur les réseaux sociaux et qui suivent une ligne alternative (Le ComptoirBallast ou Vice). Toutefois, ce qui pose problème à la journaliste, c’est que ces nouveaux médias sont soit composés de bénévoles, soit financés par la publicité. Aude Lancelin souligne le travail d’économistes sur les médias, en particulier celui de Julia Cagé, membre de l’équipe de campagne de Benoît hamon, qui propose un système de fondation où l’acquéreur de parts du capital d’un journal aurait des avantages fiscaux avec en contrepartie, un pouvoir éditorial limité. Autre proposition : la mutualisation des investissements, basée sur le modèle de la Sécurité sociale, avec des cotisations spécifiques, qui émane de Pierre Rimbert, journaliste au Monde Diplomatique. De même qu’une réforme sur le financement des aides publiques à la presse pourrait être souhaitée, au nom de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 sur la liberté d’opinion et d’expression dans la presse. Mais surtout, aux yeux d’Aude Lancelin, c’est ce que fait Mediapart depuis sa fondation en 2008 qui mérite d’être duplicable. « C’est le modèle économique le plus sain », juge-t-elle, en raison de l’absence de publicité ou de capitaux liés à des grands groupes et d’une structure basée uniquement sur l’abonnement de ses lecteurs. Aude Lancelin confie d’ailleurs réfléchir elle et un groupe de personnes à la création d’un média, sans vouloir en dire plus pour le moment.

Enfin, et c’est la morale de cette histoire, les citoyens qui souhaitent s’informer, ont du pouvoir et observant les comportements dans des grands groupes médiatiques, ils peuvent les faire vaciller. Aude Lancelin en veut pour exemples la chute des abonnés de Canal+ depuis l’arrivée de Bolloré, la fonte des abonnements à l’Obs (« 250 000 abonnés maintenant alors que le journal en comptait 500 000 dans les années 2000 », indique la journaliste) ou encore l’érosion des abonnements à L’Express, suite au rachat par Drahi. Reste maintenant à savoir répondre à une attente du lectorat en matière de production et de qualité de l’information.

Jonathan BAUDOIN

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