Ce vendredi soir, s’est déroulée la soirée de lancement du livre d’Assa Traoré, Lettre à Adama, un livre qui retrace le combat de la soeur et de la famille pour la justice et la recherche de la vérité sur la mort d’Adama Traoré, décédé lors d’une interpellation par les gendarmes le 19 juillet 2016, dans des circonstances encore très floues. Le philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie était présent à cette soirée et y a prononcé ce texte. Nous le publions dans son intégralité.

1- Le centre du monde

Je ne connais pas Assa Traoré. Nous nous sommes croisés pour la première fois le 22 avril 2017 lors du meeting de soutien à Bagui Traoré. Avant, nous vivions dans des mondes séparés, que les logiques sociales et raciales maintiennent à distance les uns des autres. Et il ne fait aucun doute que pour toi, Assa, évidement, mais aussi pour moi, la vie aurait été beaucoup plus heureuse si nous n’avions jamais eu à nous rencontrer.

Mais voilà, le 19 juillet 2016, ton frère a été tué. Il faisait encore du vélo quelques heures auparavant. Mais les gendarmes, bêtement, se sont mis en tête de l’arrêter. Il meurt dans une cour de gendarmerie -enfin, c’est ce qu’on nous dit -, étouffé, asphyxié.

Ce jour-là, c’est la première fois que j’ai entendu son nom. Très vite, dans les jours qui suivent, j’ai aussi entendu le tien. J’ai vu la colère, la protestation, la résistance se mettre en place. Et tout de suite je me suis rendu compte que ce qui se passait là constituait, ce que j’ai appelé quelque part, le centre du monde. C’est par rapport à cette lutte que, aujourd’hui, tout le monde doit se positionner. Ce qui se passe ici instaure une ligne de fracture, un nouveau front et de nouvelles alliances.

2- Une logique de guerre

La Lettre à Adama que tu publies avec Elsa Vigoureux pose un diagnostic de notre présent. Tu décris les vies qui sont vécues, les souffrances, les pouvoirs qui s’exercent, la mécanique de l’Etat, les entraves à la résistance. Mais c’est surtout un livre qui doit inquiéter ceux qui croient trop naïvement que nous vivons dans un Etat de droit et de Justice. Ceux-là sont prisonniers de mythes et de fiction. Et peut-être que ton livre est plus intéressant pour comprendre la politique contemporaine que beaucoup de livres de théorie politique.

Car toi qui as vu l’Etat à l’œuvre, tu le dis désormais : « La démocratie est un leurre ». Si l’Etat était un Etat de droit, les victimes seraient protégées, la Justice chercherait la vérité, les institutions viendraient en aide à ceux qui souffrent et leur faciliteraient la gestion du deuil. Mais ce n’est pas du tout ce qui s’est passé. Le jour où ton petit frère est mort, ce n’est pas une logique de justice et de démocratie qui s’est mise en place, mais une logique de guerre. « Une bataille a commencé », dis-tu. Cela se voit au fait que l’Etat ne vous a pas considérés comme faisant partie de lui. Il s’est comporté comme un clan. Il défend ses intérêts, il sert les rangs, il ment sur l’état de santé d’Adama (comme il l’avait fait déjà en 1986 pour Malik Oussekine), il cache le corps, il décore les gendarmes de Beaumont, il rend visite aux gendarmes qui ont vu Adama mourir, il arme la police municipale… Pour les victimes, c’est l’inverse : l’Etat ne vous arme pas mais vous désarme. Il essaie de vous retirer l’exercice de vos droits un par un : droit de voir le corps, droit à la contre-expertise, droit de manifester. Il emprisonne ceux qui protestent, notamment tes frères. Et la méchanceté est poussée jusqu’à rendre difficile d’avoir des chaises et des tables pour un repas en souvenir d’Adama en septembre 2016.

3- Tout renverser

Faire de la politique, ce n’est donc pas évoluer dans le monde du respect des procédures et du dialogue, c’est s’inscrire dans des rapports de forces ; c’est être pris dans une logique d’affrontement avec l’Etat. Et j’aime beaucoup quand tu dis que les autorités sont agacées parce que tu te présentes toujours aux rendez-vous en bande afin d’instaurer un rapport de force et pour bien leur montrer qu’ils ne t’impressionnent pas.

A bien des égards, Lettre à Adama s’adresse d’abord à toutes celles et tous ceux qui, un jour, se trouveront pris dans une lutte. Le livre s’adresse aux futures « Assa Traoré », aux futures familles frappées par ces drames, et plus largement à tous ceux qui se battent. D’ailleurs, à plusieurs reprises, tu dis que tu as envie de bouger ceux qui t’entourent. Lors du procès du policier qui a abattu Amal Bentounsi, tu racontes que, lorsque tu vois sa sœur en larmes, tu as envie de t’élancer vers elle et de la secouer. Tu racontes aussi que tu veux bouger tes frères, qu’ils prennent confiance en eux, qu’ils s’expriment en public.

Tu nous montres d’abord que, si la lutte politique veut être victorieuse, elle doit être affirmative. Il faut remettre l’Etat à sa place. Tu le rappelles sans cesse : ce n’est pas à nous d’obéir à l’Etat, c’est à l’Etat de nous obéir. Il y a une radicalité dans ta démarche qui vient du fait que tu ne remercies jamais : tu exiges, tu demandes ce qui t’est dû. Beaumont, c’est chez vous ; les victimes, c’est vous ; le droit doit vous protéger. Tout le reste est un scandale. Nous avons tous beaucoup trop tendance à nous laisser intimider par l’Etat, qui déploie des stratégies pour présenter comme une faveur le simple respect des droits. Or, nous n’avons pas à être reconnaissants.

Mais tu nous rappelles aussi que lutter politiquement nécessite de renverser les perspectives, et surtout de toujours bien rappeler que c’est la police qui a commis l’action violente; l’Etat, qui est coupable, se fait systématiquement passer pour une victime fragile et vulnérable faisant passer les victimes qui protestent et qui demandent que leurs droits soient respectés comme des dangers. Par exemple, à un moment, lorsque tu vois le dispositif policier qui entoure l’une de vos marches, tu dis : « Mais qui a tué qui ? ». Qui sont les victimes et qui sont les coupables ? Et donc, qui devrait être protégé dans un Etat normal ? Qui devrait être surveillé, nous ou la police ?

Je me suis récemment fait une remarque identique lorsque j’ai vu que la mairie de Massy avait imposé un couvre-feu à tout jeune de moins de 16 ans suite à la mort de Curtis, 17 ans. En te lisant, je me suis dit : « Mais c’est plutôt à la police qu’il faudrait imposer un couvre-feu et ne plus sortir pour quelques jours. C’est eux le danger, pas les jeunes qui voudraient éventuellement exercer leur droit à manifester leur colère« .

4- Au nom du droit

Dans la lutte que tu décris, il faut bien comprendre que les camps ne se valent pas. Et la lutte que tu mènes est forte parce que tu peux invoquer, malgré tout, l’idée démocratique. Car si l’Etat fait régner la loi du plus fort, toi et la famille Traoré, au contraire, vous invoquez la Justice et le simple respect de vos droits. Nous vivons un moment étrange où le droit ne se situe pas dans les institutions qui sont censées le représenter mais en dehors d’elles. C’est toi et la famille Traoré qui incarnez le droit, qui combattez au nom du droit, qui exigez le pur et simple respect des droits contre l’Etat. Et c’est cette disjonction qui marque notre présent.

C’est la raison pour laquelle, personnellement, je n’aime pas beaucoup quand on te dépeint comme une guerrière. Car la guerre est faite contre toi et malgré toi. Ce n’est pas toi qui fais la guerre. C’est l’Etat qui est en guerre contre toi et ta famille, contre tes frères, contre les amis du quartier. Toi, tu veux juste que les choses se passent normalement. Tu demandes la moindre des choses : que, dans un Etat de droit, les droits soient respectés. Te présenter comme une guerrière, c’est peut-être, encore une fois, inverser les perceptions.

5- Asphyxie

Dans le livre, tu rappelles souvent qu’il ne faut pas voir la mort d’Adama et ce qui arrive aujourd’hui à tes frères comme un accident. Tout cela est programmé. Les garçons sont pris pour cible très tôt. Dès l’adolescence, on les traque, et très peu sont ceux qui en réchappent. La mort d’Adama s’inscrit dans un système, qui a tué d’autres jeunes hommes avant lui et qui en a déjà tué d’autres ensuite. Tu décris un monde qui fonctionne à l’asphyxie. Il asphyxie au sens propre, à intervalles réguliers, des jeunes Noirs et Arabes. Il asphyxie celles et ceux qui protestent, en cernant et empêchant les défilés, en gazant les manifestants ; c’est aussi un système qui asphyxie les quartiers en visant les garçons dès le plus jeune âge, en les excluant du système scolaire puis en les soumettant à l’appareil répressif d’Etat. Et c’est un système qui asphyxie encore la colère en inculquant aux dominés des dispositions à la reconnaissance et à l’obéissance : ne pas faire trop de bruit, être poli, respecter les autorités, faire confiance en la Justice. Tous ces mécanismes s’enchainent pour permettre à la classe que tu appelles « opprimée » de le rester. Ce système, il me semble qu’il a un nom, il s’appelle : le racisme. Car le racisme, comme le dit Ruth Gilmore, ce n’est rien d’autre que la production de l’exposition de certains groupes de population à une mort prématurée. Le racisme, c’est un système qui produit de la mort et l’on attendrait que, en démocratie, la police enraye ce système plutôt qu’elle n’en soit, à intervalles réguliers, l’un des rouages.

6- La vérité au-delà de la Justice

Tu dis souvent dans le livre que tu te bats pour que les gendarmes soient mis en examen et jugés. Je te le dis honnêtement, je ne sais pas si cela t’apaisera. Et je vais te faire une confidence : j’ai connu moi aussi des drames dans ma vie, qui ont frappé ma famille, et qui nous ont amené à connaître les cours d’assises comme parties civiles. Je ne crois pas du tout que le jugement et la prison apaisent. Ce qui apaise, c’est la vérité – la vérité que l’Etat et les gendarmes cachent précisément à cause de la Justice. En fait, la vérité et la justice représentent plus des forces en conflit qu’en adéquation.

Bien sûr, je comprends l’effet de choc que produisent les décisions de Justice quand elles disent, après la mort d’un homme : « il n’y a rien d’anormal, nous refusons de poursuivre« . Tu dis : « Comment peut-on dire qu’il ne s’est rien passé d’anormal quand quelqu’un est mort »

Mais est-ce que ce ne serait pas encore plus grave si, aux yeux de la Justice, rien d’anormal ne s’était passé ? Est-ce que l’Etat, en croyant se disculper, ne s’incriminerait pas en fait encore plus ? Dire « tout s’est passé normalement », c’est avouer que, quand la police agit normalement, elle tue. Tuer n’est pas un dysfonctionnement, mais le fonctionnement de la police. Alors, c’est tout l’Etat qui devient coupable et pas seulement quelques individus. Ce qui devrait nous conduire à questionner l’ordre policier lui-même, les techniques policières bien sûr, mais aussi cette idée selon laquelle nous sommes à la disposition de la police. Pourquoi la police court-elle après quelqu’un comme Adama, qui n’a rien fait, qui n’est pas recherché, qui ne menace personne ? La vérité serait alors que le droit qui encadre l’exercice étatique de la force n’est pas ce qui nous protège de la mort mais ce qui permet à l’Etat de nous tuer – ou en tout cas, de tuer certaines populations. Et c’est bien ce droit-là qu’il faut faire éclater.

7- Porter la plainte

Je ne sais pas si ce que je te dis aujourd’hui est approprié. Mais je voulais terminer en te disant ceci. Je pense que nous ne sommes pas seulement réunis aujourd’hui pour te soutenir, toi et le comité « Vérité et justice ». Nous sommes là parce que vous avez trop souffert. Nous sommes là pour vous aider à porter la plainte, pour la porter un peu pour vous, pour vous en décharger. Nous sommes aussi là pour la démultiplier afin de transformer ce qui était l’action d’une famille contre la Justice en une class action d’individus qui veulent reprendre un peu de terrain sur l’Etat. Espérons que la mobilisation qui dure depuis plusieurs mois et qui vit aujourd’hui un moment important permette que, enfin, un jour, le slogan « plus jamais ça » ait un sens.

Geoffroy DE LAGASNERIE, philosophe et sociologue

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