« Nouveaux territoires de l’économie… vers de nouveaux emplois ? » C’est sur cette thématique que le cycle « Les Heures innovantes » (organisé par le conseil départemental de Seine-Saint-Denis) s’est clôturé. Lors de ce quatrième et dernier débat, la question de l’uberisation de l’économie et de sa complémentarité avec l’économie sociale et solidaire a été centrale dans les discussions avec Benoit Thieulin, directeur de l’agence Netscouade. Compte-rendu.

Faut-il parler d’évolution, de transition, ou de révolution à propos de la place du numérique dans l’économie ? Le public, une trentaine de personnes majoritairement trentenaires ou de quadragénaires, cadres du privé ou fonctionnaires, venu assister au dernier débat du cycle « Les Heures innovantes » est tenté de répondre qu’il s’agit d’une révolution, à l’instar de l’imprimerie à la fin du Moyen-Âge. Ce mercredi 28 juin, il a été question d’économie, et plus précisément de l’innovation du numérique, avec Benoit Thieulin, directeur de l’agence Netscouade, comme principal intervenant. Un débat qui a duré deux heures trente, sous une atmosphère chaleureuse et studieuse. « Ce débat a été très instructif », souligne Robert Williams, un des intervenants de ce débat. Il est à l’origine d’un projet similaire à celui d’Uber, mais veut, contrairement à l’entreprise américaine, « mettre en place un écosystème qui va permettre aux gens d’avoir une couverture sociale, d’être suivis, et d’avoir la même chose qu’ils avaient avant, avec le salariat ».

Le public a été mis à contribution en devant réfléchir durant 15-20 minutes sur trois thématiques : l’impact du numérique sur l’économie, notamment au niveau local ; le rapport entre le numérique et le travail ; les ponts éventuels entre les start-ups et l’économie sociale et solidaire. L’exercice est apprécié. « C’était très stimulant et très porteur parce que chacun d’entre nous peut avoir une vision différente », estime Brigitte Segabiot, enseignante.

Le numérique, un secteur plus égalitaire…

L’envol du secteur du numérique amène à une profonde remise en cause du modèle économique, marqué par le poids des grandes entreprises et de l’État, selon Benoit Thieulin. Le directeur de l’agence Netscouade estime que les conséquences du numérique sont en train de se faire sur deux générations. Ce qui marque bien, à ses yeux comme à ceux de la majorité du public, une énorme accélération de la technologie. Avec des « conséquences heureuses« . Thieulin cite l’exemple d’Uber, l’application pour chauffeurs VTC qui a permis des perspectives d’emploi pour des personnes des quartiers et en période de chômage. D’après lui, le taux d’utilisation d’un chauffeur Uber est de 60% quand il est de 30% pour un taxi normal. Ce qui démontre une attractivité importante pour ce genre de services.

De manière plus générale, le numérique est plus égalitaire pour les individus et les petites entreprises aux yeux de l’ancien président du Conseil national du numérique. « Aujourd’hui, avec Internet, les petites entreprises locales peuvent faire leur pub et ainsi concurrencer les grosses entreprises », affirme-t-il, indiquant que ces petites sociétés ont pu faire leur place grâce à la neutralité d’Internet et à l’échange d’informations sur les réseaux sociaux. « Aujourd’hui, un t-shirt de mauvaise qualité, fait à l’autre bout du monde, où les conditions sociales sont précaires, tend à être banni », ajoute-t-il, convaincu que le numérique va être un vecteur de relocalisation de l’activité économique, où l’économie va être de plus en plus collaborative avec des citoyens impliqués dans le processus de décision, et de renforcement du lien social, avec l’exemple des Amap dans l’agriculture, dans un territoire comme la Seine-Saint-Denis, qui est le département le plus jeune de la France métropolitaine et où des créations d’entreprises se comptent par milliers (19 500 en 2016) selon Stéphane Troussel, président du Conseil départemental, en raison de la tradition industrielle du 93 et de sa proximité avec Paris.

pourtant potentiellement totalitaire

Cela étant dit, le numérique peut également présenter un côté moins reluisant. Après avoir tenu des propos positifs sur Uber, Benoit Thieulin tient à marquer une position plus nuancée sur l’entreprise. Il souligne notamment la pression subie par les chauffeurs Uber, notés par les clients. Une mauvaise note autorise l’entreprise à les congédier par mail, alors même qu’ils n’ont aucune protection sociale. De manière plus générale, Thieulin rejoint plusieurs analyses économiques qui considèrent qu’à long terme la révolution numérique détruira davantage d’emplois qu’elle n’en créera de nouveaux. Un écho au concept de « destruction créatrice » chère à l’économiste autrichien Joseph Aloïs Schumpeter. En outre, l’entrepreneur interpelle sur le potentiel totalitaire du numérique, prenant l’exemple de jeunes qui ne s’informent que par Facebook, en raison de l’algorithme utilisé par le réseau social. « C’est une sidération, vu le fort potentiel d’aliénation, de manipulation des réseaux sociaux », lâche-t-il.

Le numérique peut également poser problème au niveau environnemental, à travers les data centers. Un des intervenants de la soirée, Wael Sghaier, « globe-trotter du 9.3 » comme il se définit, relate une enquête qu’il a menée au sujet du data center de La Courneuve, dont les normes de sécurité sont similaires à celles d’une centrale nucléaire et dont des familles vivant à une dizaine de mètres s’opposent à son existence pour nuisances sonores. Malgré un procès gagné par les plaignants auprès du tribunal administratif de Montreuil en 2015, confirmé en appel le 23 mai 2017 à Versailles, non seulement le data center, d’une taille de 9 000m², est maintenu mais en outre, d’après l’intervenant, il pourrait s’agrandir de 5 000m² supplémentaires en raison de l’action du préfet de Seine-Saint-Denis.

Enfin, le dernier défi du numérique se pose au niveau social. Plusieurs personnes du public craignent la création d’un « apartheid numérique » où les plus âgés et les classes populaires seraient les laissés-pour-compte de cette révolution, comme l’automatisation dans l’industrie avait laissé sur le carreau les ouvriers dans les années 1970. « La numérisation frappe les cols blancs », leur répond Benoit Thieulin, en prenant l’exemple des médecins, dont leur diagnostic personnel est davantage substitué par celui de la machine, à travers les scanners ou les IRM.

La formation du « cybercitoyen« 

Face à ce tableau, quels sont les moyens qui peuvent faire basculer la révolution numérique vers le sens du progrès pour tous ? La réponse est à observer du côté de la formation. « Je suis convaincue qu’il faut vraiment former la personne lambda pour lui permettre d’avoir une utilisation du numérique pour devenir un cybercitoyen », précise Brigitte Segabiot. Et cette formation concerne tout le monde. Y compris les jeunes, pourtant nés avec Internet. « Il faut apprendre à faire du décodage aux jeunes car ce n’est pas automatique pour eux », souligne Thieulin, qui ajoute d’ailleurs que la dernière grande différence entre les citoyens avec le numérique est au niveau culturel. De même que dans des professions CSP+, le rapport au travail va être profondément modifié comme dans la médecine par exemple, où le médecin va davantage se concentrer sur le suivi de son patient, le soin de donner des conseils de santé, d’alimentation. « Mais ça ne supprimera pas le travail du médecin » selon le directeur de l’agence Netscouade.

Autre solution, selon l’entrepreneur, mettre en avant la production locale, source de qualité et de forte valeur ajoutée, même en petite quantité. « Je crois qu’on va sortir de l’ère de la consommation de masse », prophétise-t-il, convaincu que les logiques du XXe siècle vont être dépassées, en raison notamment d’une prise de conscience des êtres humains dans leur rapport avec la nature et les conséquences de plus en plus visibles du dérèglement climatique. L’ère post-numérique sera-t-elle celle de la décroissance ? Telle est la question. Nous en sommes pleinement acteurs, de gré ou à notre insu.

Jonathan BAUDOIN

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