#LESBÂTISSEURS Totof dispute ce vendredi le dernier combat de sa carrière pour un titre de champion d’Europe de boxe thaïlandaise. À 41 ans, l’ancien champion du monde a tenu à le faire dans sa ville, Aubervilliers, où il a fondé un club et où il donne de son temps au service des plus jeunes. Portrait.

Son palmarès donne le tournis. Il est pourtant là, ce mercredi, à nous attendre, en short et débardeur, dans un stade municipal d’Aubervilliers où il paraît dans son élément. Il y a fort à parier que beaucoup de ceux qui croisent Totof ce jour-là ignorent qu’ils ont face à eux un des plus grands champions français de boxe thaïlandaise. Son CV en a fait un modèle de longévité, après une flopée de titres de champion du monde, d’Europe et de France. Au rang de ses faits d’armes, on compte aussi de nombreux combats durant l’anniversaire du roi de Thaïlande, un des rendez-vous les plus prestigieux de la boxe mondiale.

Bien loin de Bangkok, c’est à Aubervilliers que Mustapha Youcef – son vrai nom – s’attelle à son prochain combat. Et quel combat ! Il aura lieu ce vendredi 30 juin face à Omar Sellami. En jeu : une ceinture de champion d’Europe des moins de 63,5 kg. A 41 ans, Totof aura fort à faire avec un adversaire de douze ans son aîné. Pour beaucoup, ce retour aux affaires a d’ailleurs constitué une surprise. « C’est vrai qu’en 2015, on avait dit que c’était mon dernier combat, se souvient-il. Mais je n’ai jamais arrêté de m’entraîner. Là, quand j’ai vu le niveau des derniers galas, je me suis dit ‘Pourquoi tu n’y vas pas ?’. Cette fois, je me dis que c’est vraiment le dernier. J’ai envie de prendre du plaisir ».

Totof, champion de boxe thaï et organisateur de gala !

Et d’en donner aussi, car la présence de Totof sur le ring est assurément vendeuse. Sur les affiches placardées un peu partout dans la ville, on le voit, en grand et au centre, faire face à son adversaire du soir, son nom inscrit en lettres capitales. Ces affiches, Totof nous raconte d’ailleurs qu’il les a lui-même placardées. Car c’est peut-être là le plus impressionnant : en plus d’être l’un des deux protagonistes du combat le plus important de la soirée, le boxeur de 41 ans en est l’organisateur.

« On est parti de rien et on a tout géré : l’organisation, la sécurité, le plateau… C’est le 17e Show Thai que l’on organise et on voulait que tout soit parfait », raconte-t-il de sa voix posée. Cette fois, Totof a vu les choses en grand. Exit le gymnase municipal devenu exigu, place aux prestigieux Docks de Paris, situé à la porte d’Aubervilliers. Une progression linéaire pour celui qui a choisi, pour prolonger son histoire d’amour avec le boxe thaï, de transmettre et de donner à voir.

« À Auber, 90% des mecs avec qui je trainais soit soit morts, soit en prison »

Depuis quinze ans, Totof a ainsi ajouté à sa casquette de champion celle d’éducateur. Après des années passées à La Courneuve auprès des boxeurs en herbe, il a créé en 2008 son propre club, chez lui, à Aubervilliers : le Totof Muay Thaï. Tous ceux qui le côtoient connaissent son histoire, celle d’un gamin d’Auber devenu une légende de son sport. Le premier chapitre de l’histoire, pourtant, ne présageait rien de très bon. Une famille d’origine algérienne, sept frères, quatre soeurs et, il le dit aujourd’hui avec pudeur, « peu de moyens ». « On était livrés à nous-mêmes, confie-t-il. C’était la débrouille ». Une débrouille qui signifiait parfois le pire dans les cités d’Auber des années 1980. « C’est simple : 90% des mecs avec qui je trainais soit soit morts, soit en prison. Moi, c’est la boxe qui m’a sauvé. A l’époque, j’étais un fou et si je n’avais pas eu ça, j’aurais mal tourné ».

La boxe, justement, venue comme un miracle à l’aube des années 90. Totof a 13 ans et on l’amène à Bercy pour voir un combat de Muay thaï. Et là, le coup de foudre. « J’ai su tout de suite que c’est ça que je voulais faire. Je me suis inscrit et, quelques mois plus tard, le monsieur qui m’accompagnait m’a dit qu’il allait en Thaïlande. Je lui ai dit ‘je veux venir avec vous’. Mes parents ne voulaient pas trop. Finalement, j’y suis allé et j’ai adoré ».

Pourtant, rien n’a été facile au début, à l’en croire : « C’était même super difficile. Je pensais que j’étais fort, quand j’y suis allé. Mais, une fois arrivé là-bas, ils m’ont mis la misère. Ils étaient tout petits mais, eux, ils faisaient ça pour manger. Ça a été une super expérience ». Qui a contribué à créer une passion devenue viscérale chez le bonhomme. « Je voulais devenir thaïlandais, sourit-il. Quand je suis rentré, je vivais comme eux, je voulais manger comme eux, j’allais dans les Stadiums de boxe regarder des combats… C’était fou ».

Totof dans son club de boxe thaï à Aubervilliers, Seine-Saint-Denis.

Petit, « un bon à rien pour certains », aujourd’hui une figure connue et respectée

Avec le recul, Totof mesure l’importance du sport dans sa construction personnelle. « La boxe m’a permis d’exister, affirme-t-il. Cela m’a donné de la reconnaissance. Au départ, personne n’a cru en moi. On ne m’a donné ma chance nulle part. J’étais un petit, un bon à rien pour certains. Grâce au sport, je me suis canalisé. Avant, j’étais un petit bagarreur, indiscipliné, pas bon à l’école… » Aujourd’hui, il est une figure connue dans sa ville, éducateur de jeunes respecté. « La thaï m’a permis de voyager partout dans le monde, d’apprendre à parler anglais et même un peu thaïlandais, poursuit-il. Et, bien sûr, ça m’a donné des valeurs. C’est grâce à ça que je suis un homme aujourd’hui ».

L’homme qu’il est, justement, impressionne autour de lui. Pas forcément par son gabarit, quoique très affûté, mais par une sorte d’aura qu’il dégage. Sans beaucoup parler. « C’est quelqu’un qui a beaucoup de connaissances mais pas beaucoup d’amis”, confie Nordine, un licencié de son club âgé de 53 ans. Totof confirme : “C’est vrai que je suis réservé. J’ai du mal à donner ma confiance aux gens, j’ai l’impression de vivre dans un monde d’hypocrisie. Donc je me préserve. Je ne sors pas, je ne me mélange pas (sic) particulièrement ».

Toufik, un “ami de plus de vingt ans”, nuance un petit peu cette version : « C’est vrai qu’il a l’air introverti. Mais, en réalité, c’est quelqu’un de très ouvert, avec beaucoup d’humour et qui, surtout, aime rassembler les gens autour de lui. Parmi ses valeurs, il y a la générosité et le partage ». Celles-là même qui lui font faire corps avec un noyau de proches qui font sa force. A commencer par sa femme. « Avec elle, c’est hyper fusionnel, explique-t-il. C’est une sportive aussi, elle me comprend. Elle sait pourquoi je rentre à 22 ou 23 heures le soir, pourquoi je mets autant d’énergie dans ce que je fais pour les jeunes… Elle comprend ».

Un amour viscéral pour Auber et un club que les jeunes s’arrachent

Totof, J-2 avant le dernier combat de sa carrière, dans sa ville, Aubervilliers.

Quand on demande aux gens de parler de Totof, tous parlent instinctivement du « champion », du « sportif de haut-niveau ». Nordine, qui l’a comme entraîneur, nous détaille : « C’est une machine, vous n’imaginez même pas. Même après des années, il m’impressionne encore. Il dégage une puissance à l’entraînement, c’est un truc de fou… Nous, pendant les séances, on triche un peu, on en fait parfois un peu moins. Lui, il met toujours la même intensité, séance après séance… ». Même chose dans la vie aussi, admire Toufik, son pote d’Auber, par ailleurs vice-président du club de foot local : “Il est hyper rigoureux, exigeant avec lui-même et les gens qui l’entourent. Totof, il aime la perfection ». Un culte du détail qui se retrouve au quotidien dans son hygiène de vie. « Je m’entraîne tous les jours ou presque, précise Totof. Ça fait partie de ma vie. J’en ai besoin, c’est vital. Je cours tous les matins, je fais attention à mon alimentation, mon sommeil. C’est devenu naturel pour moi ».

L’histoire de Totof, c’est aussi celle d’un amour viscéral pour sa ville, Aubervilliers. « Au début de ma carrière, j’ai tourné à l’étranger pendant pas mal d’années, raconte-t-il. Un jour, je suis revenu quelques temps. J’avais 25 ans, j’étais en pleine explosion dans ma carrière. Et ici, j’ai vu toute cette jeunesse qui m’a paru quasiment sans foi ni loi, sans solution, sans espoir… Je me suis dit ‘Il faut faire quelque chose' ». Le « quelque chose » a pris forme ces quinze dernières années : un club à son nom, des jeunes aidés chaque année par dizaines, des interventions dans d’autres associations…

Sa propre structure est un réel succès. Conçue pour accueillir une cinquantaine de licenciés au maximum, elle en compte aujourd’hui plus de 80. « Et encore, je dois refuser du monde si je veux pouvoir les accueillir dans des conditions décentes !, regrette Totof. La moitié de mes adhérents sont des femmes, il y a des jeunes, des moins jeunes… Quand je les vois, ça me rend fier ». Chaque mercredi et jeudi, dans une salle un peu vétuste du stade André-Karman, Totof et ses trois bénévoles encadrent pendant des heures les boxeurs amateurs.

« C’est ici chez moi, c’est là que je suis utile »

Le tout dans des conditions franchement loin des standards du haut-niveau qu’il a connus. Mais pas question de bouger pour autant. « On m’appelle pour venir travailler dans d’autres villes ou pour faire du personal training à 100 euros de l’heure mais je n’ai jamais dit oui. C’est ici chez moi, c’est là que je suis utile.” Le gala aussi aurait pu se passer ailleurs : “J’ai galéré pour l’organiser, je voulais changer du gymnase que l’on a d’habitude. Mais je voulais vraiment que ça se passe ici, à Aubervilliers, pour mettre en lumière cette ville. Et on a fini par trouver une salle ».

Pour pousser le bouchon un peu plus loin, Totof a décidé de réserver une centaine de places pour inviter, gratuitement, des jeunes d’Aubervilliers et de La Courneuve, des associations d’handicapés à venir assister au gala. « C’est la chance qu’on m’a donnée quand j’étais adolescent, rappelle-t-il. Alors, j’ai envie de la donner à d’autres. Et puis, je me dis que si un môme voit un mec de 41 ans s’arracher sur le ring et être présent, ça peut lui envoyer un message ».

Vendredi soir, sur les coups de 23 heures, Totof aura sûrement tiré un trait sur sa carrière de boxeur. Avec ou sans ceinture, l’épilogue sera forcément immense, eu égard à sa carrière longue de 25 années. Mais pour Totof, ce ne sera que le début ou la suite d’autre chose. Il continuera à s’entraîner et à entraîner, à transmettre et à aider. Sous d’autres formes, un jour, peut-être. « Je le vois bien devenir maire-adjoint au sport ou à la jeunesse dans la ville d’Aubervilliers », glisse Toufik. Lorsqu’on suggère l’idée, l’intéressé ne dit pas non : « Pourquoi pas ? J’y pense de plus en plus ». Décidément, Totof a encore bien des combats à mener.

Ilyes RAMDANI

Crédit photo : Rouguyata Sall

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